Dans les ramas, d’Alain Freixe.
On ne progresse pas, en écriture : on endure une expérience qui, peu à peu, apprend qui l’on est. Appelons ce creusement une fidélité, et acceptons qu’il donne quelque chose d’autre encore à endurer, s’il est vrai que le poème ne prétend à aucune solution mais enseigne simplement l’évidence d’une sorte de cogito de l’énigme.
Le poème ouvre la parole à toujours plus d’incomplétude, en effet, à plus d’incertitude, dès lors qu’il se refuse aux plaisirs esthètes et qu’il accueille et fait entendre l’inquiétude d’une voix qui habite et interroge ses apories.
Je me suis redit cela, lisant ce dernier livre d’Alain Freixe chez L’Amourier, et y retrouvant une telle inquiétude dans le frémissement si particulier que procure chez lui la rencontre du halètement des phrases, de leurs coupes brutales, de leurs intermittences, avec la surprise d’images violentes ou complexes, et que soutiennent plus particulièrement tout au long de ce texte-ci le jeu insistant de couleurs opposées.
Ainsi de cette « Lointaine du fond du ciel », vraie figure de l’énigme, vers qui tout le livre au fond se tourne, ou plutôt, pour le dire comme Freixe, se « détourne », soutenu dans ce mouvement par l’œuvre originale d’Anne Slacik en frontispice :
Deux nuages la voilent. Deux rafales la suspendent à l’air – à sa carrosserie qui arme tous les rêves. Nous sommes sans socle. Sans mesure. Sous les étoiles.
Ce rythme-là est accordé à celui de la marche.
Le dehors et l’élémentaire – vent, pierre, arbre, neige, montagne, falaise, mur, nuit, ciel… – ne sont pas, chez Freixe, des figures symboliques ; ils sont des présences qui donnent corps au corps du marcheur, comme chez du Bouchet. Celui qui se sait « sans socle », peut-être trouvera-t-il son assise là où le monde résiste, impose qu’on « tienne », ou ce serait la fin. Il s’agit d’affronter ce « mur de l’air », d’aller « sous les mâchoires du ciel », bref, oui, de « tenir contre », au risque de l’aveuglement, s’il est vrai aussi que « faire face brûle les yeux ».
Telle est l’expérience que Freixe a toujours définie comme l’épreuve de « l’en face », qui est aussi une expérience des « limites ».
La donne de cette aventure, de cette traversée, pourrait se dire ainsi : j’avance pour être ; faute de quoi je suis perdu. Ce qui implique que, du même mouvement, j’écrive aussi pour être. Autrement, et ma vie, et la poésie, s’effondreraient dans la bassesse d’une « saison du comfort ». Or, n’est-ce pas, un très grand l’a écrit avant nous : « je hais la saison du comfort ».
Puissance du réel à partir de quoi et contre quoi je parle, et deviens qui je suis.
&
Puissance, et non pouvoir.
Le pouvoir, c’est dans la ville qu’il s’exerce. Ce que dit surtout la dernière partie du livre, « Villes, passages sombres du temps », et qu’annonçait déjà « A la lointaine » dans une évocation, qui fait penser à Trakl, des « terrains vagues, près des villes sombres », et dont il faut se déprendre. C’est dans la « ville-méduse » où plus aucun vent salutaire ne courbe les formes, ni ne « donne à espérer », où la violence de la force écrase et nie les hommes « avec cette sagesse patiente que l’on sait aux bourreaux », dans la ville qui « a la mort en elle », que la parole est niée. Et c’est alors qu’il faut réapprendre à dire
non
encore et toujours
pour que respire
dans les fièvres de la parole
insurgé
le cœur
Et dire non, on l’a compris, ce sera aussi se remettre en route, à la rencontre du poème improbable, cette chance qui attend et qui toujours nous manque et nous dépasse.
Ce que dit Celan : « Le poème est seul. Il est seul et en chemin. Celui qui l’écrit lui est seulement donné pour la route. » [1]
[1] Cette note est parue dans le dernier numéro (27) de la gazette Le Basilic.