Alain Freixe | Suivre Emmanuel Laugier aux brisées
Suivre Emmanuel Laugier aux brisées*
« La beauté est ainsi faite que c’est d’abord au travers des mouvements de son corps que l’on devine son âme »
E.E Cummings
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La poésie de Laugier retient : « par son lyrisme froid » (Antoine Emaz) ; par son « lyrisme sec » proche d’un certain objectivisme (Jean-Michel Espitallier) ; par « un lyrisme dense, césuré » (Jean-Claude Pinson) ; par un « lyrisme souterrain » selon Isabelle Levesque, [1]courant qui, dans le sous-sol de la langue, laisserait s’ouvrir en nous un pas de côté, un écart.… On risquerait le mot de « lyrisme de la réalité » de Pierre Reverdy si par réalité on entendait autre chose que cette description apprise, autre chose que ce que la langue en nous nous donne à voir et à sentir comme naturellement.
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Pour ma part, je me réfèrerai à la distinction qu’opérait C.F Ramuz entre « la langue-signe » et « la langue-geste ». Dès L’œil bande, j’ai toujours vu Emmanuel Laugier du côté de cette « langue-geste » qui contrairement à la « langue-signe », tournée du côté des représentations, de l’intellect et des facultés cognitives du lecteur, n’hésite pas à aller contre cette langue qu’une certaine syntaxe organise et qui dès lors va se prêter à toutes les compromissions, les manipulations pour aborder sa langue d’une manière plus physique et plus sensuelle, qui n’hésite pas à l’attaquer – On se souvient de Marcel Proust expliquant à Mme Straus que c’était la défendre ! – et qui fait du poème un être vivant.
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Ce vivant il conviendrait de le regarder, de l’écouter afin de voir comment, danseuse, - On sait par ailleurs combien Emmanuel Laugier est lecteur de E.E.Cummings - il bouge, glisse, saute et entendre comment il s’ouvre.
Regarder le corps du texte – cette danseuse – pour entendre sonchant tacite, cette part immortelle, sa singularité, bref son âme si l’on n’a pas peur d’utiliser ce mot lourd de tout un passé encombré de métaphysique dualiste…Que je tirerai volontiers du côté de cette émanation dont parlait Joseph Conrad dans ces mots que cite Claude Simon en exergue de son Tramway et par lesquels il entendait préciser ce qu’il en était du « sens d’un épisode » dont il disait qu’« il ne se trouvait pas à l’intérieur, comme d’une noix, mais à l’extérieur (…) comme une lumière suscite une vapeur ».
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Ce chant tacite aujourd’hui fait titre. Il fait signe vers une avancée dans l’obscur des jours, un mouvement dont on suit les brisées. On pourrait croire à ce pour quoi il se donne, à cet itinéraire - suite des jours, des moments et des lieux de vie -, on raterait cette mise en tension des différentes séquences entre elles qui forment continuité dans les discontinuités de la vie comme elle va.
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Ce sont 365 +2 textes qui sont les corps conducteurs de ce livre. A son propos, Emmanuel Laugier parle de « poème journal ».A tenir journal entre le 20 août et le 19 août des années 2012-2013, on pourrait croire que dans cette mise en avant du je, on n’y parle que de soi, qu’on aurait donc là l’expression d’un moi...ce qui serait finalement toujours « horriblement fadasse » comme dit l’un, et « détestable » comme dit l’autre. Et certes, on y parle en première personne dans ce livre. On y parle en son nom propre, on s’y singularise parce qu’on y parle à partir de soi, à partir de la friction de son existence avec le monde, parce que chaque jour, à ouvrir son carnet, c’est un espace qu’ouvre l’écriture à tout ce qu’il y a d’autre dans le monde, non un espace de remplissage mais un espace transitionnel, lieu de travail vivant où Emmanuel Laugier s’efforce de faire parler ce qui est senti. Dans cette succession de poèmes, sa parole est celle d’« un seul ayant pris figure » selon les mots de Paul Celan.
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365 + 2 textes comme, dans ce long couloir des jours, autant de portes à ouvrir pour déboucher peut-être sur la porte qui serait abouchée à la réalité. Comme cette porte dont parlait Pierre Reverdy avec derrière, cette « surprise d’en haut » qui « attend ceux qui passent », tandis que « dans le ruisseau il y a une chanson qui coule ». Tendez l’oreille ici s’ouvre lechant tacitedu monde en sa beauté.
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J’appelle « beauté du monde », cette manière qu’il a de se donner frayant seul sa propre voie. Et ce sera « un éblouissement dans le jeu d’ondes », « le jaune sec d’un champ », les poteaux d’angle de « 4 cyprès qui ponctuent la terre rase », le désenchevêtrement de « la lumière (…) sous les cognassiers », « l’entaille brune de pourriture » apparue sur la poire, cette « explosion de bruns au fond de l’air jaune » qui signe sa décomposition, « le bruit mat du charbon écrasé » jusqu’au « ralenti » du poignet de José Tomas « entré dans la folie du jour » ce 16 septembre 2012…tout ce qui se donne, d’un seul coup et dans la singularité de son « affirmation vibratile », non sa silhouette, l’ aspect de ses contours mais celle de son profil intérieur – ce « profil sûr » dont parlait Federico Garcia Lorca qui donne relief à son apparaître, cet inscape - mot que cite Emmanuel Laugier et qu’il emprunte à Gerard Manley Hopkins. C’est dans ces moments - là « où voir se refuse » que l’on éprouve cette « suffocation du sentiment d’existence ». C’est ce pur sentiment d’exister qui est comme « une intraveineuse de joie / d’où les larmes viennent donner / une vérité au sentiment / d’existence ».
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C’est cela sortir dehors. Exister !Et dès lors comment dire, rapporter une sortie dehors ? ce hors temps ? Un ravissement de l’intérieur ? Du noir de l’anesthésie au noir de la syncope physiologique au noir où plonge Perceval quand, rouge sur blanc, il muse sur les gouttes de sang sur la neige, on n’a ni image, ni souvenir. Quand avec les mots de la langue, on essaie d’entrer là, c’est toujours ailleurs qu’on se trouve. Les mots sont dans l’avant ou dans l’après, jamais pendant.Sortir dehors, c’est entrer dans un noir dans lequel s’efface le sujet qui parle pour laisser la place à la main qui écrit.
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Et cette main commence de l’autre côté du désespoir puisqu’on désespère des mots mais en prenant quand même le parti des mots :
« Combien de mots pour articuler
une planche calcinée / un chiffon gras
un feu
au fond d’un seau
la lettre sur le papier »
demande Emmanuel Laugier qui sait la tentative vaine mais qui choisit quand même d’écrire jusqu’à sentir « un rythme (s’ouvrir) / en chant tacite ». c’est lui qui parlera dans cette nouvelle langue qu’est la langue du poème et qu’Emmanuel Laugier présente comme « une langue étrangère ».
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Ecrire, c’est mener cette « transaction secrète » (Philippe Jaccottet après Virginia Woolf) dans la langue pour nous donner à entendre ce que ne peuvent dire ses mots. Cela s’appelle poésie.
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Il y a dans l’écriture d’Emmanuel Laugier comme un dynamisme immobile, une alternance d’accélérations et de ralentis, de rythmes et de contre-rythmes donc des suspensions, des arrêts, un art desrematas– art des chocs et des intensités - vous savez, ces passes données pour terminer une série et fixer l’animal, faire fuser l’éclat dans l’arrêt, y être au moment même de l’interruption, cela dont parle Emmanuel Laugier à propos de José Tomas et ce fameux jour du 12 septembre 2012.
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C’est dans cette langue accélérée, labourée, dans ces mots retournés, agglutinés, dans ces phrases dis-jointes, concassées ou allongées, dans ces stolons qui enjambent, dans cette écriture tortueuse, montant, descendant sur les chemins des yeux qui s’époumonent que l’on rencontre la poésie d’Emmanuel Laugier. C’est ce qui vous arrête dans ce qui est écrit.
C’est le moment où, lecteur, nous risquons notre tête. Décapitation comme le dit magnifiquement Hélène Cixous dans les « philippines ».
Reste à suivre les chemins de ces sensations qui essaient de retrouver leurs noms. Qui se perdent sous les pierres du jour pour réapparaître plus tard. Plus loin. Dans la pente. Près du cairn à demi-éboulé qu’il nous faudra épauler de quelques pierres et contourner pour passer.
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Il y a une dynamique expressive chez Emmanuel Laugier qui engage une lecture comme une marche sur un chemin mal empierré, un chemin où affleureraient en cargneules pénitentes quelques pierres ruinées. C’est cela qui émeut. Trouble : la poésie non plus comme un écrit, création plus ou moins bien assurée d’un objet verbal, mais comme un acte, un moment de l’existence en mouvement vers son sens, un essai « de passer à travers », une tentative de « faire / au moins faire / un dégagement ». Pas comme on tape en touche mais loin devant. Pour se donner de l’air.
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Parmi d’autres on a là un bel exemple d’insurrection poétique si l’on entend dans cette expression une surrection dans la langue pour en faire surgir une langue autre une langue qui porte au-devant d’elle-même, à travers cassures et effondrements, des fragments de ce sol, ce tuf affectif où tout l’humain a sa part.
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Changer le monde / modifier / transformer la réalité, non mais la soulever même si elle doit retomber à la même place, comme le disait Antoine Emaz, n’est-ce pas déjà énorme ? C’est dans ce mouvement de surrection que se laisse entendre ce chant tacite, cette musique tue / silencieuse, cette « música callada » dont parle José Bergamín dans un tout autre contexte, celui du toreo et de sa solitude sonore – expression qu’il emprunte auCantique spirituelde San Juan de la Cruz. Cechant tacite est un silence, une « voix de fin silence », comme le disait Roger Laporte, un point d’arrêt, un point d’intensité, un éclair de durée, le temps de laisser filer la splendeur – y compris celle de la décomposition d’une poire ! – dans l’interruption même.
Michel Fourquet, Toreo, 2020
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Rien ne me paraît plus approprié que l’emploi de cet oxymore – música callada – pour dire ce silence de la poésie quand la poésie est toute la poésie et rendre compte du fait qu’il s’illumine dans ce mouvement en direction de cette âme que Mallarmé définissait comme un « nœud rythmique ».
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Volontiers, je comparerais Le Chant tacite d’Emmanuel Laugier à cette « flèche ailée / qui vibre, vole, et qui ne vole pas » dont parlais Paul Valery. Il serait comme ces saetas qui vibrent, volent et chantent dans l’air du soir aux senteurs de fleurs d’oranger au passage du paso de la vierge des gitans, la Macarena, et ne chantent pas !
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Si j’osais je dirais que ce Chant tacite à bien des reprises me renvoie à la parole du capitaine Mac Whir adressée à son second, Monsieur Jukes, dans le récit de Joseph Conrad, Typhon : « Il y a des choses, voyez-vous, qu’on ne trouve pas dans les livres ».
C’est à ce dehors-là – ce mot est le dernier du livre – que nous renvoie cechant tacited’Emmanuel Laugier. Exister, se joue là, c’est avoir à devenir soi-même !
* Brisées : petites branches cassées soit par les animaux soit par les chasseurs pour poursuivre les animaux. Elles indiquent une passée, parmi d’autres
[1] in Quinzaine(s) N°1225