De ces petites choses qui font la différence - Traité de la ponctuation française de Jacques Drillon.

« Notre ponctuation est vicieuse car elle est à la fois phonétique et sémantique... »


Le Traité de la ponctuation française de Jacques Drillon fait partie de ces livres qu’il faut ramener à la surface du temps, parce qu’il le mérite tout simplement.

Pour autant, je dois avouer que je l’avais moi-même quelque peu oublié dans une des nombreuses strates de guides et usuels de grammaire qui bordent dangereusement mon bureau. Étant en pleine correction des épreuves d’un livre en cours et quelque peu déroutée par les doutes du correcteur quant à mon usage de la virgule, j’ai pensé qu’il était urgent d’interroger ce livre, au titre peu avenant il est vrai.

Je l’ai retrouvé dans la pile sans la faire chuter et surtout, je ne l’ai plus lâché. D’abord parce que c’est un livre bien écrit, qui parle avant tout de littérature et nous invite à interroger la ponctuation grâce à une multitude d’approches sémantiques et historiques. Surtout il se lirait presque comme un roman où chaque personnage nous serait familier, car on est forcément confronté à ces petits signes que ce soit en lisant ou en écrivant.

L’auteur est lui-même écrivain, musicien et linguiste et chacun de ses centres d’intérêt vient nourrir l’autre. Et l’on imagine volontiers que sa passion pour la musique et le son l’ont amené naturellement à s’intéresser à la ponctuation. De plus, Jacques Drillon n’écrit pas pour nous prouver qu’il sait mais pour partager un savoir. Il rend le lecteur plus intelligent. C’est généreux. C’est vivifiant.

Le livre s’ouvre sur une première partie historique presque aussi ancienne que l’histoire de l’écriture et Jacques Drillon de nous donner une première définition : Tous les signes de ponctuation sont des raccourcis ; tous, sans exception, sont la marque d’une ellipse. Une chose était à dire, si constante qu’on l’a symbolisée [...] les codes de ponctuation ont évolué, continuent de le faire, et sur leur sens tous ne s’accordent pas.

Il est vrai qu’il y a eu souvent des batailles de pouvoir entre les typographes et les auteurs. Ainsi un « Vous, devenez » de Valéry Larbaud dans Allen s’opposa violemment à un « quant à vous, vous devenez » brandi par le typographe. Ce dernier céda à la seule condition que l’auteur rédigea une note en bas de page pour expliquer (excuser ?) son choix.

Ce qui faisait dire à Paul Valéry : Notre ponctuation est vicieuse car elle est à la fois phonétique et sémantique, et insuffisante dans les deux ordres.

L’analyse de la ponctuation permet aussi à l’auteur de rasseoir sur son banc d’académicien, l’écrivain Jacques Laurent, qui sous couvert de vouloir libérer la langue française rédigea une phrase fort mal ponctuée. Et Jacques Drillon de commenter : Sans doute la phrase est-elle laide ; mais là n’est pas son défaut principal : elle est mal pensée. Si mal qu’elle ne pouvait être correctement ponctuée. [...] Bien écrire consiste, avant toute autre opération, à ordonner sa pensée et sa phrase. Le lecteur sourit.

La deuxième partie du livre entre dans le vif du sujet et nous propose les nombreux usages de chaque signe (cent quarante-quatre cas d’emploi, rien que pour la virgule). En illustrant chaque cas par de nombreux extraits puisés dans la littérature française depuis ses origines, Jacques Drillon nous donne en même temps à observer l’écriture avec une loupe inhabituelle. À la virgule près, on comprend comment un texte peut transmettre du sens avec plus ou moins de justesse.

Il reste que les meilleures ponctuations, les plus discrètes et les plus efficaces, se voient dans les livres du XIXe siècle, dans Zola, dans Stendhal, dans Flaubert. Peut-être cela tient-il à ce que la syntaxe française est alors tendue comme une corde à piano, à l’extrême limite de sa résistance, et que la ponctuation aide à l’y maintenir ; que l’une et l’autre s’assemblent et s’ajustent comme les pièces d’une mécanique complexe. Nul ne s’avise de la compliquer davantage !

Plus on progresse dans sa lecture, plus on prend conscience qu’il ne suffit pas de connaître la règle pour ponctuer juste. Le plus difficile est de choisir et la question centrale reste celle du sens : la seule véritable question que se pose l’écrivain digne de ce nom n’est pas de savoir s’il peut ou non faire l’économie d’une virgule à tel endroit de son texte, mais s’il est ou non parvenu à construire sa phrase de manière qu’il dise ce qu’il veut dire, et qu’il puisse, en conséquence, distribuer justement les signes de ponctuation, sans prodigalité ni lésine ; non pas à écrire comme il le veut, ni comme il le faut, mais comme il le doit.

La ponctuation va encore évoluer, et le fera tant que notre langue sera vivante. Linguistes, puristes et usagers continueront à débattre et à se renvoyer apostrophes et guillemets. Avec l’informatique, nous voyons déjà et verrons encore se transformer la mise en page, apparaître de nouveaux signes, sans parler des possibilités offertes par Internet. Et, si l’on se confronte un peu moins avec les typographes, celui qui frappe sur le clavier se voit opposer l’extrême rigidité des logiciels de correction. Bien entendu celui qui écrit finit par imposer ce dont il a besoin ou envie, mais que sait-on des traces inconscientes que peuvent laisser l’usage quasi mathématique de la ponctuation ?

1. La règle est ce qui permet à un auteur de s’exprimer comme il l’entend.

2. L’ignorance de la règle empêche un auteur de s’exprimer comme il l’entend.

3. Déroger à la règle est impossible, puisque nul n’est tenu de lui obéir.


Traité de la ponctuation française : tel gallimard/inédit, 1991.

De Jacques Drillon on signale :
Propos sur l’imparfait.

Lire l’article « Ponctuation » dans R de réel.


L’oreille de Jacques Drillon, critique musical, est, on s’en doute, aussi sensible à la musique qu’elle l’est à la ponctuation.
Il a publié Liszt transcripteur ou la charité bien ordonnée, étude (Actes Sud, 1986), Glenn Gould et Franz Liszt dans Actes du colloque Glenn Gould (Louise Courteau, Montréal, 1988), Schubert et l’infini : à l’horizon le désert, étude (Actes Sud, 1988).

Voici la quatrième de couverture de Schubert et l’infini, un très beau livre sur les notions d’inachèvement et d’imperfection revendiquées dans l’œuvre de Schubert et de quelques autres :

De nous, les cocus du monde, qui ne sommes ni beaux ni laids, ni riches ni bien nés, de nous que la vie effraie, que le vent pousse à son gré, qui nous consumons en vains regrets, de nous les êtres sans mémoire et sans force, sans gloire et sans orgueil, de nous les vieillis avant l’âge, les menteurs, les lâches, les pauvres en esprit, les tendres et les enfantins, aux haines fragiles, aux vénérations incertaines, de nous, les jaloux et les craintifs, de nous Schubert est le frère.

Jacques Drillon.

Site consacré à Schubert, avec liens.

Fabienne Swiatly

16 juillet 2006
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