De la difficulté d’être témoin de sa propre vie en temps de guerre
La première fois l’adolescent dit la même chose que le témoin précédent : le danger des scorpions, le dénuement, suivi du même geste d’écarter l’index et le majeur en V de la victoire.
Puis il se tait.
Son regard interroge : ai-je bien dit tout ce que je devais dire ?
Rien ne l’a préparé à devenir un témoin prenant la parole en temps de guerre.
Il vivait dans un quartier de Damas ou d’Alep. Il allait au collège ou au lycée. Il avait des amis, des voisins, des cousins. Il était peut-être amoureux. Son existence a été bouleversée, détruite. Il ne sait pas dire ce qu’il a perdu, il ne savait pas ce qu’il avait jusqu’aujourd’hui : le sommeil, les rires, les cafés, le pain, le thé, les livres, le transistor, la musique. Comment passer d’une vie quotidienne en temps de paix à une vie quotidienne en temps de guerre, comment faire franchir cet écart à sa parole ? Il a besoin d’aide, besoin qu’on secoure sa famille et son peuple victimes d’une situation politique dont les répercussions touchent aux relations internationales, comment le dire pour soi, pour les autres ?
La caméra opère un plan latéral vers la ligne d’horizon, revient vers lui.
Cette fois il prend une bouteille en plastique et la retourne afin de montrer qu’elle est vide.
Plus tard on verra un camion-citerne et un groupe d’enfants pieds nus qui remplissent des bidons au robinet.
La caméra enregistre ce que regarde le responsable de l’école, nous aussi nous regardons, un papier, un message qui leur est adressé, il le lit, on voit ceux qui regardent avec lui, à leurs pieds le sol est blanc de soleil, on le sent, la vie s’organise autour de lui, l’espace est concave, incliné par un champ de forces : subvenir aux besoins de tous – et toute personne qui agit en ce sens est importante, prend place dans le monde et parmi eux.
Un homme regarde la caméra, cherche le regard de ceux qui regarderont, nous montre des couvertures, toutes sortes d’objets envoyés par les Américains, les Français, les Émirats, on a échappé à la mort mais nous avons laissé nos morts chez nous, loin d’ici, à quoi servent ces objets si nous devons être bombardés à nouveau ?
La mort étire les distances, éloigne de soi et de chez soi, comment le dire ?
Il nous parle assis, immobile, seuls ses bras bougent, ils indiquent vers le bas les choses autour de lui, vers le haut, d’un côté le pays abandonné, à l’opposé le refuge inaccessible derrière la frontière.
D’après le documentaire « Même mon enfer est un paradis ». Lettre de Syrie, terre de l’alphabet, tourné en septembre 2012 dans le camp d’Atma, Syrie, par Jean-Damien Barbin en collaboration avec l’Union des organisations syriennes de secours médicaux (UOSSM).