De quoi rêvons-nous depuis vendredi 13 ? (partie 2)
photo Marie-Sophie Leturcq
recueilli par Lancelot Hamelin - Mail : lazlohamlin@hotmail.com - Blog : inframonde.tumblr.com
Avec des photos de Marie-Sophie Leturcq (http://www.mariesophieleturcq.com) et Cynthia Charpentreau (http://cynthiacharpentreau.tumblr.com)
Je poursuis le recueil des rêves de mes concitoyens en ces années de troubles.
Voici un journal des rêves qu’on m’a confiés entre le vendredi 13 novembre et le samedi 21 novembre.
EPISODE 2 :
Mardi 17 et Jeudi 19 novembre 2015
Mardi 17 novembre
Je reçois ce mail d’une amie, aujourd’hui, 17 novembre 2015.
Cette amie vient d’un pays où la violence armée est plus quotidienne que chez nous :
« Bonjour Lazlo,
Je voulais partager avec toi un rêve que j’ai eu dans la nuit du dimanche 15. En ce moment il est très difficile pour moi de dormir. J’ai dû rentrer un peu à la campagne chez mes parents pour réussir à fermer les yeux toute une nuit sans croire qu’un volet qui frappe le mur est un coup de feu. J’ai perdu un ami vendredi et deux sont a l’hôpital.
Tous les bars et lieux atteints font partie de mon quartier, c’est où je sors. On n’arrive pas à sortir de sa tête "ça aurais pu être moi".
J’ai pleinement conscience qu’il nous faut être forts à ce moment là et surtout ne pas nous laisser prendre par la peur naturelle qui suit ces événements.
Mais elle est là, la peur, et je ne peux la nier.
Il y a une autre guerre dans mon pays. J’ai grandit avec la peur d’aller à pied à l’école car il y avait beaucoup de violence et de danger. En France, j’avais pu retrouver ma liberté de vivre et cela m’attriste énormément qu’on veuille menacer cette belle liberté du peuple français, l’enlever à nos jeunes.
Je me retrouve avec tous ces vieux réflexes que j’avais dans mon pays, je suis à nouveau guidée par la peur et une logique de protection...
ça me fait bizarre de retrouver ces vieux réflexes, et il faut croire que mon inconscient réagis :
…ªJ’étais chez mes grands-parents dans ma ville d’origine, dans leur ancien appartement.
Il faut savoir que j’ai dû déménager plus de 24 fois dans ma vie. Cet appartement a toujours été là jusqu’au jour où mon grand-père est mort et ma grand-mère a décidé de le vendre. Il s’agissait d’une des seules maison fixes que j’ai pu avoir tout au long de ma vie : mon chez-moi où je pouvais dire quand je revenais "home sweet home".
Donc, j’étais là dans cet appartement, au niveau de la cuisine et quand je me dirigeais vers le couloir, je voyais mes deux frères parler a un inconnu.
Je leur demande ce qu’ils font, ils se retournent et je vois que l’étranger est armé.
Il pousse mes frères et derrière lui, 4 autres étrangers.
Ils nous demandent d’aller jusqu’à la chambre de mes grands-parents et de nous allonger sur le grand lit.
Ma mère est là, en train de lire un livre. Elle aussi est menacée et obligée de rester avec nous. Là.
Ces hommes nous demandent de boire une flasque, avec une drogue, un poison.
Ils nous forcent en nous menaçant avec des armes.
On le boit.
Ensuite, il nous observent mourir assis devant le lit, et nous demandent de nous prendre dans nos bras, et de nous dire au revoir une seule fois, et après, de les regarder, eux, droit dans les yeux - jusqu’à mourir.
Je me réveille en pensant entendre des coups de feu dehors : c’était encore une fois les volets. Il est 4h du matin. Paris ne ’endors plus aussi facilement après ce 13 novembre... Je vais à la fenêtre et je vois toutes celles qui sont encore allumées, alors que c’est dimanche. »
Je souligne la phrase incomplète :
À Paris, je ne m’endors plus aussi facilement...
Ou bien :
Paris ne m’endort plus aussi facilement...
Qu’est devenu le sujet et le pronom personnel de la première personne dans cette phrase qui termine ce terrible et beau rêve - qui dit quel poison nous devons boire, devant ceux qui nous demandent de mourir en les regardant dans les yeux ?
Mercredi 18 novembre :
Les jours passent, les morts sont comptés, les blessés succombent ou guérissent, le deuil national s’achève, les tueurs sont identifiés, depuis ce matin, un assaut est donné contre un immeuble à Saint Denis, dans un quartier derrière la basilique, où est réfugié le commanditaire des attaques...
Je fais circuler ces récits de rêve et je reçois de petits échos de nos nuits :
Une autre amie m’écrit :
« Cher Lancelot, je ne me souviens d’aucun rêve depuis vendredi soir si ce n’est hier je sais que j’ai rêvé que je marchais avec mes petites tennis montantes sans mes chaussettes et que le cuir me blessait les mollets. »
Un autre ami m’écrit :
« Cher Docteur Rêve,
Intéressant ta nouvelle initiative après le carnage du vendredi 13.
Comme, je te l’ai dit, je crois, je ne me souviens jamais de mes rêves mais la nuit dernière j’ai fait une rêve qui m’a réveillé et m’a perturbé :
Je conduisais sur les routes sinueuses de Lozère en rentrant de Florac quand j’ai manqué un virage et ai atterré dans un chemin de terre que j’ai pris pour la vraie route.
J’ai donc essayé de faire marche arrière pour regagner la bonne route goudronnée mais je n’y arrivais pas et en faisant marche arrière je me suis laissé écraser contre des rochers sans que je puisse freiner, comme si une force obscure m’attirait vers l’inévitable accident. C’est là que je me suis réveillé.
Je ne pense pas que cela puisse avoir un rapport quelconque avec le 13 décembre mais c’est tellement rare pour moi de me souvenir de mes rêves que je le partage avec toi.
Bonne journée à la poursuite des rêves du monde ! »
Je laisse, mais je souligne les deux magnifiques lapsus, qui ne veulent peut-être rien dire, tant nos smartphones prennent parfois sur eux de modifier nos mots afin de les « corriger », mais qui peut-être aussi indiquent, à travers l’inconscient des machines prolongeant notre système nerveux, que peut-être cet événement onirique où la violence se retourne contre le rêveur, telle une force naturelle et non humaine, non personnelle mais obscure, n’est peut-être pas sans rapport avec le vendredi 13 novembre. Ou peut-être ce rêve nous apprend-il que ces attentats constituent l’image d’une autre violence, plus terrible encore, qui œuvre dans le temps humain...
Que le rêve du monde se poursuive !
Mercredi 18 novembre, après-midi
Je vais tenter cet après-midi de recueillir des rêves au Petit Nanterre et à l’hôpital Max Fourestier.
Je serais mieux chez moi.
Pour parvenir à la zone onirique, la glace est épaisse à franchir – comme pour accéder à l’autre dont le regard me fuit.
A l’hôpital, une diététicienne me répond très prudemment, après une longue discussion prudente - où elle me demande si je me rends compte du caractère intrusif de ma démarche. Elle me demande si j’ai beaucoup de témoignages de rêver en pleurs et de poursuivre ses pleurs dans l’éveil, comme si les causes des pleurs demeuraient avec la sortie du sommeil...
C’était le rêve que j’avais recueilli une semaine après les attentats de Charlie Hebdo : une jeune femme voilée m’avait confié s’être éveillée en pleurs la semaine passée, croyant que son père était mort. Elle pleurait encore en se réveillant, incertaine de la réalité ou non de ce décès... Elle n’avait parlé à personne de ce rêve, ni à son mari, ni à son père ou sa mère, de crainte que la parole déclenche la réalité du rêve : la mort de son père. Elle avait été heureuse de raconter ce rêve à un inconnu, m’avait-elle dit.
Jeudi 19 novembre, bientôt une semaine que j’ai ouvert ce cahier consacré aux rêves de mes contemporains.
Je réunis peu à peu des témoignages de nos nuits, de nos vies oniriques... Certaines personnes ont été choquées de ma demande, et je respecte ce désir de silence, mais je dois faire le travail que je me suis donné : réunir des témoignages de ce qui se passe dans l’inframonde, qui m’importe plus que ce qui se déroule dans le monde - ce qu’on appelle le monde et qui ne me semble pas encore assez accomplis en tant que monde.
Hier, je suis allé au Petit Nanterre, un quartier populaire et excentré de la ville sur le territoire de laquelle je travaille, et je suis allé écouter les rêves des patients et du personnel d’un grand hôpital triste. Dans ce quartier populaire, j’ai senti la peur, l’égarement et l’hostilité dans les regards.
Le lien est coupé.
J’ai été incapable d’ouvrir la conversation. Je n’étais pas assez ouvert moi-même à l’intérieur. Y a-t-il des lieux concrets, matériels et non virtuels, où se rencontrer en dehors de nos paranoïas personnelles ?
Je n’en connais pas. Le théâtre qui est mon biotope n’est pas un lieu commun, un lieu ouvert, au contraire - c’est notre petit monde - celui qui est haï.
Mais je retournerai dans les bus des quartiers où je n’ai rien à faire, et j’espère trouver le chemin en moi pour trouver le chemin en l’autre - ouvrir la bouche et demander : "avez-vous rêvé cette nuit ?" comme on ne peut le faire qu’avec un proche.
Samedi, en tous cas, une semaine se sera achevée, et j’aurais réuni un premier corpus, ce chant polyphonique de rêves de survivants - nous.
Michel Jouvet, le grand neuroscientifique qui a découvert le "sommeil paradoxal" avait montré que les changements de contexte de vie (en voyage ou en prison) ne surgissent en tant que « décors » dans nos rêves que 8 jours après. Oui, pendant 8 jours, nous rêvons encore de notre lieu de vie habituel, et ensuite, notre nouvel environnement peut devenir le décor de nos songes...
En sachant que les lieux les plus marquants de notre vie, comme les maisons et le pays de notre enfance, demeurent notre territoire intérieur.
Alors, d’ici dimanche, nous rêverons tous de ce monde nouveau dans lequel nous sommes entrés - un monde peuplé de ces fantômes nouveaux...
Le rêve de l’amie journaliste de Nanterre :
« Bonjour Lancelot,
Mes rêves n’ont pas été troublés dans la nuit de vendredi à samedi, car, ce soir-là, j’ai passé la soirée à faire l’andouille avec ma fille de 14 ans et je n’ai pas écouté les infos. Je n’ai appris l’horreur qu’en me levant tôt le lendemain matin pour aller travailler. Je devais suivre une visite aux Groues qui finalement a été annulée.
En revanche, quelques semaines auparavant, j’avais fait le rêve suivant : j’étais dans le quartier où je suis allée au lycée à Saint-Germain-en-Laye et des tireurs me poursuivaient. J’étais moi-même armée d’une mitraillette mais tellement affaiblie par un cancer en phase terminale que je ne pouvais que me traîner dans les rues en essayant de prolonger mon sursis.
Je ne sais pas ce qui a réactivé à ce moment-là le traumatisme des attentats du mois de janvier. Concernant la maladie, l’explication est très simple : je devais me faire opérer la semaine suivante d’une cochonnerie pas encore très méchante mais qui pouvait potentiellement le devenir. L…˜opération s’est finalement bien passé et le danger est écarté. Mais le parallèle entre le risque lié aux attentats et celui représenté par le cancer est éloquent ! Depuis, j’ai arrêté de fumer ;-)
Ce rêve précurseur et très ego-centré n’a pas la portée onirique de certains des récits dont tu fais l’écho. Depuis vendredi, je ne rêve plus et je n’arrive pas non plus à pleurer…
À très bientôt. Bien à toi. »
(A Suivre...)