Découvrir Peter Weiss (2)
Lire la première partie de l’entretien.
Art et politique
É.K.M. : Il y tenait... Art et politique, c’était très important pour lui. J’en ai parlé avec sa femme au téléphone, je lui ai dit que ce titre ne passerait pas... très bien. Un auteur allemand, en plus, on pense tout de suite que c’est très compliqué... Est-ce qu’on ne pouvait pas trouver un titre moins rébarbatif... comme « L’art et la résistance »... On avait fait un brain-storming avec Marc Jimenez pour trouver un titre... Mais elle a dit non, non, je crois qu’il n’aurait jamais accepté qu’on y change quelque chose !
L.G. : C’était important, alors ?
É.K.M. : C’était important ! Moi je pense... qu’il avait un côté pédant ! ça ne le gênait pas, lui, d’afficher carrément : « Pour moi, je montre que l’art a aussi cette possibilité de prendre position sur quelque chose d’important comme le monde de la politique... »
L.G. : Est-ce que c’était pour affirmer dans le titre le caractère théorique de son ouvrage ? Probablement, il devait être assez fier, de place en place, de moment en moment, d’énoncer des théories, en tout cas des hypothèses ! qu’il est le premier à formuler - qui mériteraient qu’il y ait des travaux critiques... Ce livre est, d’une certaine manière, un programme de recherche en histoire de l’art.
É.K.M. : Il y a eu beaucoup de travaux sur ce texte ! En Allemagne, ils y ont beaucoup travaillé, en Allemagne de l’Est surtout. Je vous ai raconté ce colloque de Hambourg au début des année 80, qui a duré toute une semaine, avec des communications qui se suivaient toute la journée et une salle consacrée à la lecture non stop du roman, faite entre autres par des comédiens.
L.G. : Il y avait peut-être de sa part le désir d’affirmer dans le titre, c’est peut-être pour ça que sa femme pensait qu’il y aurait tenu, l’ambition théorique de ce livre ?
É.K.M. : Sans aucun doute, mais aussi une critique du passé historique, politique... du mensonge politique.
L.G. : Est-ce que ça ne veut pas dire que nous, on doit aussi, on peut aussi le lire de cette façon-là, en disant, d’accord, même si c’est dans la fiction - c’est dans la fiction et ce n’est pas fictif pour autant, je crois que Dominique serait d’accord avec cette nuance - il y a des théories à prendre au sérieux. Après, il y a un travail universitaire, scientifique, de recherche, d’histoire, de réflexion, il reste entièrement à mener, mais c’était peut-être pour affirmer cela.
É.K.M. : Oui, son théâtre, c’est ça ! C’est un théâtre engagé. Marat-Sade...
L.G. : Je me suis demandé si ce livre n’était pas nourri de son enseignement, des cours qu’il donnait à Stockholm, à l’École des beaux-arts ?
É.K.M. : Oui. Et comme son personnage de Hodann, qui donne des cours d’initiation à la psychanalyse, la psychothérapie...
L.G. : Est-ce que ça n’est pas une partie de son manuel, une partie de son enseignement, est-ce qu’il n’a pas trouvé cette manière de le transmettre ?
É.K.M. : Oui, c’est une attitude de militant, d’artiste militant.
L.G. : C’est-à-dire ?
É.K.M. : Il n’était pas militant politiquement, il n’était pas tellement engagé. En fait c’est dans l’art qu’il a mené son action, parce qu’il était en fait essentiellement un artiste.
L.G. : Son militantisme c’est de faire passer des idées, c’est ce que vous voulez dire ?
É.K.M. : Oui, à travers ce qu’il crée, essentiellement de l’écriture, mais il a quand même commencé par faire de la peinture. Une peinture qui était proche des expressionnistes. Une peinture qui était aussi un art engagé, pas un art purement esthétisant. Je crois que son tempérament était celui d’un homme qui avait besoin d’engagement. Il l’a fait en quittant l’Allemagne, même s’il a suivi ses parents, il était encore très jeune à l’époque. C’était sa façon à lui d’être actif et efficace. Pour lui, l’art se devait d’être aussi militant et s’inscrire ainsi mieux dans une réalité historique.
L.G. : Est-ce que ce titre peut se lire à l’envers ? Est-ce qu’il essaie de traduire ce qui, selon lui, est un fait, c’est-à-dire que le fait de résister aux systèmes de domination peut engendrer de l’art ? Ce n’est pas que l’art résiste par nature aux systèmes de domination, je ne suis pas sûr qu’il défende cette thèse-là...
É.K.M. : Non, je ne crois pas...
L.G. : Je ne crois pas, tel que je le comprends, il serait peut-être même plutôt prêt à démontrer que l’art est servile, en fait, il n’est pas forcément résistant, il peut être servile...- mais, du coup, cela l’amène à adopter le point de vue symétrique, opposé, que de la résistance peut sourdre, peut surgir, peut venir de l’art. Non, c’est exagéré ? Je vous pose la question en tant que germaniste, est-ce qu’on peut entendre ça dans le titre - ou pas ?
É.K.M. : Mais oui. Je crois qu’il veut montrer que celui qui veut résister prend les moyens qu’il a à sa disposition. L’un a l’art, l’autre a l’action politique ! - Hodann a la psychanalyse, il éclaire les jeunes gens, il leur ouvre des perspectives sur la vie, la vie sexuelle, etc., ce que personne d’autre n’ose faire avant lui. Coppi, lui, c’est celui qui est engagé politiquement complètement. L’artiste, c’est la même démarche. Il a un moyen d’expression que n’ont pas forcément les autres - qui agissent dans la réalité ; il utilise son moyen d’expression dans le combat. C’est plutôt l’art comme moyen de combat qui lui convient ; après, c’est l’écriture. Et quand même, avoir écrit en allemand, en plus - parce qu’il écrivait en Suède ! Or, il avait perdu tout contact avec la langue allemande telle qu’on la parlait à cette époque en Allemagne durant son séjour en Suède. . Et il a néanmoins choisi d’écrire dans cette langue. Alors c’était aussi une façon de... je n’aime pas beaucoup le mot de « racines »... quand même, de se garder enraciné dans ce qui lui venait du passé, de la famille, en fait de ses origines, dans la langue allemande. C’était peut-être cette langue qui convenait le mieux à l’évocation de ce combat-là, puisque c’était le combat antinazi.
D.D. : Il a écrit toute son œuvre en allemand ?
É.K.M. : Il a tout écrit en allemand ! Je crois qu’il a écrit un récit en suédois, mais non, il a tout écrit en allemand. Et d’ailleurs son allemand est parfois un peu lourd, un peu... peut-être parce qu’il a retrouvé dans des livres certaines traces... Mais c’est un allemand très lisible. C’est un allemand qui n’intègre pas les nouveautés langagières. Il n’a pas beaucoup vécu à Berlin, il a vécu à Prague où il a fait ses études en allemand.
Quand j’étais à ce colloque de Hambourg, j’ai entendu une communication de Robert Jung, un journaliste, qui avait été un de ses amis, il est mort aujourd’hui... à qui on posait la question : « Pensez-vous qu’il serait revenu en Allemagne, s’il avait vécu plus longtemps ? » Jung a répondu qu’il avait reçu une lettre de Peter Weiss, peu de temps avant sa mort, dans laquelle il disait qu’il était un peu désemparé, qu’il aimerait bien revenir mais qu’il y avait un problème car sa fille Katia avait fait ses études en Suède, il ne pouvait pas l’arracher à ses racines à elle. Mais il a joué avec l’idée de rentrer. Peut-être. Enfin, c’est une hypothèse... c’était quand même son terreau.
D.D. : Quand le livre est paru, en Allemagne, a-t-il eu un grand retentissement ?
É.K.M. : Il y a eu un grand retentissement ! D’ailleurs, dans la préface de notre édition française, cette partie-là je ne l’avais pas rédigée, je l’avais laissée à Hannes Goebel, parce que... Il m’a beaucoup aidée. Il a relu des pages entières avec moi. On a passé des après-midi entiers. Il lisait l’allemand, je lisais le français. Dès que quelque chose ne paraissait pas clair on arrêtait, on avait des débats épiques, parfois... Même s’il savait bien le français, il le sentait quand même différemment. Et la première partie de la préface, c’est Hannes Goebel qui l’a rédigée, abordant plutôt le problème politique de la réception. Il y a eu de nombreux débats à la sortie du livre.
L.G. : Ils n’étaient pas d’accord sur le fait de mélanger l’art et la politique ?
É.K.M. : Oui, et puis il écrit pour les ouvriers mais pour un ouvrier c’est une lecture difficile. L’intention de Weiss est louable, il savait qu’on ne s’était jamais occupé des besoins culturels des ouvriers... Bon ! Oui, ça veut dire que les gens ont été désorientés, c’est une langue riche, mais elle n’est pas du tout, jamais hermétique. Et ça, ça m’a plu aussi, il n’y a pas de jargon... Même ce que vous avez lu l’autre soir [épisode 7, lecture du 12 juillet 2005, pages 112 à 126], ce n’était pas simple ! Ce rappel des débats autour de l’échec du mouvement ouvrier, chacun pouvait le comprendre. Donc c’était fait, effectivement, pour que tout le monde puisse le lire, et pas pour que ce soit réservé à une élite.
L.G. : Oui, je pense que cet argument est faux. C’est justement l’argument de gens qui sous-estiment et qui ne savent pas ce que c’est.
É.K.M. : La lecture de gens...
L.G. : La lecture de gens qui sont en train d’apprendre... Et quelles autres oppositions ce livre a-t-il soulevées lors de sa sortie en Allemagne ?
É.K.M. : Ah, là, il faudrait regarder les journaux de l’époque, je n’ai pas suivi de très près. Hannes Goebel travaillait sur le roman et sa réception. Lui a lu le livre en lecteur militant. Et c’est lui, d’ailleurs, qui s’est proposé pour lire le travail avec moi. Il le connaissait pour ainsi dire par cœur !... Et en effet, on a passé des après-midi entières à lire des pages... Il emportait chez lui mes pages traduites, et les ramenait soulignées çà et là, et c’était alors ce fameux débat dont je vous ai parlé l’autre fois... « Ce mot-là... tu n’as pas traduit ce préfixe ! » Je dis « non, ça ne peut se dire en français de la même manière. » Ou bien tel terme, ce n’est pas tout à fait ça, c’était un débat entre nous deux, très intéressant. D’ailleurs lui-même a beaucoup réappris le français. Et moi, du coup, j’ai sans doute évité des faux-sens ou des contresens. C’est toujours excellent d’avoir quelqu’un qui lit avec vous. On n’a pas fait les trois volumes, on en a fait une grande part. Ça a été passionnant. Parce que, en même temps, il me rappelait des événements politiques qu’il connaissait parfaitement. Que moi parfois je connaissais par les livres. Et lui les avait entendus raconter par les parents... C’était très vécu. Une période très fertile pour tout le monde, pour moi, pour lui.
D.D. : Hannes Goebel vivait en France ?
É.K.M. : Oui, et il vit toujours en France. Il était lecteur à l’École des ponts-et-chaussées. Sa thèse portait sur Peter Weiss. On a écrit la préface ensemble, lui la première partie où il raconte la réception en Allemagne, un peu controversée, moi la deuxième partie sur le roman lui-même, comment il fonctionne, le narrateur, le je, les idées.
D.D. : Comment s’est passée la réception de ce roman en France ?
É.K.M. : Il y a eu quelques articles, pas beaucoup, un papier dans Le Monde diplomatique qu’avait écrit Jean-Pierre Faye. D’habitude je reçois des éditeurs le moindre papier qui paraît, là je n’ai rien reçu, il y a eu des débats autour en France mais pas grand-chose. Je crois aussi que le livre est très cher, c’est un vrai obstacle, les étudiants ne pouvaient pas l’acheter, à l’époque c’était déjà cent cinquante ou deux cents francs le volume. J’essaie d’en parler chaque fois que je rencontre quelqu’un d’une maison d’édition sérieuse : Pourquoi ce roman n’est-il pas réédité en poche ? Alors tout le monde dit : Ah oui, ce Peter Weiss devrait être édité en poche mais personne ne le fait. Je me dis que ça marchera peut-être un jour parce que ce serait alors financièrement abordable.
L.G. : Savez-vous comment ce livre a été reçu dans d’autres pays ?
É.K.M. : Non, là-dessus je n’ai pas grand-chose. Il a été traduit en anglais. Souvent je fais venir les traductions d’Italie. Il a peut-être été traduit maintenant mais je ne l’ai pas suivi du tout.
D.D. : Et peut-être en suédois puisqu’il vivait là-bas ?
É.K.M. : Je n’ai pas posé la question à Gunilla, sa femme, c’est plus que probable. Elle s’est beaucoup occupée de son travail.
Le travail de la traduction
D.D. : Quelle est votre plus belle expérience de traductrice ?
É.K.M. : Fontane, c’est mon grand amour. Je l’ai mis au programme du cycle Roman et Histoire dix ans avant ma retraite. Je connaissais déjà bien son œuvre auparavant, j’ai dirigé des maîtrises sur des romans de Fontane. Théodore Fontane est un écrivain qui vivait à Berlin, qui était descendant d’une famille de huguenots français. Il est mort en 1898, c’est un des grands romanciers du XIXe siècle. Sa carrière de romancier est tardive. Il a commencé par le journalisme, la critique littéraire, critique de théâtre surtout, il a écrit ensuite Promenades à travers la marche de Brandebourg, qui sont des textes extraordinaires. J’en ai traduit et lu beaucoup à mes étudiants, j’ai rêvé d’en publier au moins des extraits en France pour que les Français connaissent un peu le Brandebourg. Il a des textes passionnants sur la constitution de la Prusse moderne, quatre volumes. Il a vécu assez difficilement pendant la première moitié de sa vie, il est devenu romancier à soixante ans. Il avait une femme et une famille qu’il fallait faire vivre, ce n’était pas toujours facile. Nommé à un moment au ministère prussien de la Culture, il y est resté moins de trois mois et il a conclu : « Je ne peux pas », il a lâché. Sa femme avait pourtant été ravie qu’il ait enfin un poste avec un salaire régulier. A soixante ans il se met à écrire des romans dans une très belle langue, très sensible. Il est né en 1819, et on peut dire qu’il a écrit ce qu’on appelle couramment sa Bovary allemande, Effi Briest.
D.D. : Dont Fassbinder a fait un film.
É.K.M. : Ce Fontane est un personnage extraordinaire. Il y a deux volumes de correspondance avec sa femme parce qu’il voyageait énormément à travers le pays, autour de chez lui, la Prusse, le Brandebourg. Il a vécu une drôle d’aventure. Avant 1868 il avait été correspondant de guerre pour un journal allemand. Pendant la guerre de 1870, il est allé en Lorraine comme « reporter » avec ses carnets, il voulait aller dans le village de Jeanne d’Arc, à Domrémy. Il est effectivement allé à Domrémy et on a publié ses lettres envoyées à sa femme. Mais il ne s’est pas rendu compte qu’il avait traversé les lignes françaises, il s’est fait arrêter, il avait sur lui un pistolet ! Aussitôt arrêté comme « espion », il a été emprisonné et a bien failli être fusillé, si Bismarck en personne n’était pas intervenu. Il a été emmené sur l’île d’Oléron, j’ai visité la forteresse où il est resté prisonnier huit ou neuf mois. Prisonnier en 1870... il écrivait à sa femme « Envoie-moi sept chemises, quatre savons » et tout ça suivait. Nous avons donc un livre sur son voyage à Domrémy et son séjour forcé dans l’île d’Oléron. Il a été traduit en français, il s’appelle Kampagne in Frankreich et au début des années 1970 j’ai participé à Cologne à une émission consacrée à ce livre, avec pour partenaire Peter von Zahn, un grand journaliste, qui a remplacé in extremis Heinrich Böll, prévu à l’origine mais alité avec la grippe. Voyages et campagnes en France, donc en Allemagne on a entrepris à l’époque de republier progressivement toute l’œuvre de Fontane. Je me suis attachée à cet auteur, je l’ai inscrit au programme,.. Nous avions un projet : proposer à Gallimard un Pléiade avec les principaux romans de Fontane, c’était bien engagé, et lorsque nous sommes allés là-bas on m’a dit : « Oui c’est faisable mais il faut compter huit ans avant de le publier parce que tout est programmé. » Les amis qui envisageaient de participer ont trouvé que c’était trop long. C’est quand même un de mes plus beaux souvenirs de traductions. Fontane mériterait d’être mieux connu en France. J’ai traduit un tout petit livre sur ses années d’enfance, Mes années d’enfance chez Jacqueline Chambon, c’est un délicieux petit livre, j’ai fait une préface pour le présenter parce que ce n’est pas facile pour un lecteur français de comprendre le contexte allemand.
D.D. : Il y a quelque chose dans Fontane du ton d’Elisabeth von Arnim. On a l’impression que c’est seulement charmant.
É.K.M. : C’est ce que j’ai voulu faire comprendre à mes étudiants : à travers des petites histoires de famille, surtout dans l’aristocratie militaire de Berlin, il dépeint une société complètement sclérosée, figée dans ses valeurs prussiennes complètement dépassées, et ce qu’il décrit est meurtrier. Effi Briest c’est, je l’ai déjà dit, une sorte de Bovary allemande. Il y a un très beau roman de lui, Avant la tempête, où il raconte les premiers mouvements de résistance des hobereaux prussiens à l’invasion napoléonienne dans l’est de l’Allemagne. La dimension critique des romans allemands est très forte.
D.D. : Et la dimension historique...
É.K.M. : C’est ce que j’ai aimé dans le roman allemand, le contexte historique, l’histoire qui a sa valeur réelle dans laquelle vivent les individus, par laquelle ils sont déterminés, qui n’est pas seulement un cadre.
D.D. : Avez-vous l’impression qu’à travers ce qui est traduit de l’allemand en français on a un panorama à peu près complet de la littérature allemande ?
É.K.M. : On a beaucoup de choses mais il y a des choses du passé qu’on devrait traduire, comme Fontane. On ne fait pas autour une véritable promotion, les critiques français préfèrent parler des romans américains, qui sont très beaux, très bons, je le sais, mais il y a des romans allemands qui sont tout aussi impressionnants. Alors on dit que les Français ne sont guère tournés vers l’Allemagne et ce sont nos voisins les plus proches... Mais il y a toujours cette espèce de réticence : Ah, c’est allemand, ce doit être difficile. Ce n’est pas vrai. Il y a beaucoup de choses qui devraient être traduites.
L.G. : Quelles sont nos lacunes ?
É.K.M. : Quand nous mourrons de Händler. D’autres qui sont en cours de traduction. Il y a tout un champ qui n’a pas été défriché. On dit sans cesse : Ce n’est pas commercial. Alors je vois tous les comptes rendus sur la littérature américaine ou même d’Europe centrale, or l’Europe centrale est très voisine, on s’y attarde plus que sur l’Allemagne. Il y a Günter Grass parce qu’il a eu le prix Nobel et ça marche. Mais je pense que peu de gens ont lu un Günter Grass en entier en dehors du Tambour.
D.D. : Y a-t-il, dans votre travail de traductrice, une histoire de ce travail, du moins une théorie de cette pratique ?
É.K.M. : Je n’ai jamais théorisé car il faudrait le faire pour chaque auteur, chaque écriture. C’est énorme de vouloir faire une théorie globale de la traduction car il y a autant de théories que de traducteurs.
L.G. : Est-ce qu’il y a une évolution ? Le choix, dites-vous, dépend du texte, mais comment avez-vous évolué durant ces trente années de traduction ?
É.K.M. : Tout cela était lié à mon enseignement. Il y a eu ces fameuses années où on a beaucoup théorisé sur la littérature, j’ai beaucoup étudié la sociologie de la littérature avec Goldman à l’École des Hautes études, j’avais commencé un sujet de thèse sur Rosa Luxemburg, ensuite j’ai senti que je ne serais pas à l’aise, c’était trop politique, et je suis revenue à la littérature. Donc il y a d’abord eu ces années de théorisation peut-être outrancière, avec le structuralisme, la sociologie, la psychanalyse de la littérature... Comme professeur, j’ai bien sûr lu beaucoup et intégré dans mon enseignement certaines méthodes, j’ai été amenée à traduire, y compris Adorno, des ouvrages plus théoriques que littéraires. C’est venu tout naturellement à la suite de mes réflexions, décoder des textes et non seulement paraphraser plus ou moins, comme on le faisait avant, sur la beauté de la langue, « qu’est-ce qu’il a voulu dire, au fond ? ». La période d’extrême théorisation des années soixante-dix a quand même permis de remettre le texte à sa vraie place. J’ai fait avec les étudiants des analyses structurales de récits, des kilomètres. J’ai été amenée à traduire, à comprendre, à enseigner l’approche sociologique, thématique, à utiliser toutes les approches d’un texte littéraire, c’est passionnant... Quand j’ai traduit ensuite des textes plus littéraires, il y a toujours des champs sémantiques spécifiques à chaque auteur. J’ai toujours choisi des romans permettant l’approche thématique Roman et Histoire, dans beaucoup d’autres contextes qu’une histoire joliment racontée. Quand j’ai traduit Thomas Bernhard par exemple, des récits courts, j’ai eu comme toujours à faire le travail sur la langue, si révélatrice de ce qu’est un milieu social. Mais cela n’allait tout de même pas aussi loin que les romanciers évoqués plus haut.
L.G. : Et Botho Strauss ?
É.K.M. : J’ai traduit Raffut. C’est un livre affreux. C’est une énorme scène de ménage. J’en étais toute barbouillée. Ça m’a intéressée. On finit par se prendre au jeu, d’abord au jeu technique, trouver les mots qui conviennent le mieux, qui font le plus mal, ça devient un bricolage intéressant, passionnant... Tout Botho Strauss est comme ça. J’aurais aimé le rencontrer. Il ne voulait voir personne, ça ne l’intéressait pas de rencontrer un traducteur.
L.G. : Misanthrope jusqu’au bout.
É.K.M. : Je n’ai jamais eu aucune réaction de sa part, rien. J’ai traduit Max Frisch. À propos de traduction, j’étais à un colloque à Lausanne, il y a quelques années. J’avais été invitée sur le thème : Pourquoi refaire des traductions déjà publiées ? J’avais retraduit un ouvrage de Max Frisch, Stiller, que Grasset m’avait demandé. J’avais regardé la traduction précédente, faite en 1954, très bien, très élégante, eh bien, quand il y avait un petit problème, il manquait par-ci par-là un peu de texte. Ça n’apparaissait pas car ils avaient un grand sens du français et les coupures ne se sentaient pas. D’ailleurs Frisch et son conseiller littéraire - au moment où Grasset avait voulu rééditer le bouquin - avaient dit : Non, pas question, pas dans cette traduction, il faut la refaire. C’est ainsi qu’ils m’ont demandé de la refaire. Le jeu m’a amusée, et j’ai refait la traduction. D’abord le titre. En allemand c’est Stiller, le nom du personnage principal qui un jour a décidé de disparaître. Il est parti sept ans aux États-Unis, un jour il revient en Suisse, alors il raconte son retour en Suisse, un pays très conformiste, c’est très cruel pour la Suisse, comment réussir à se faire un trou là, même pas se refaire un trou, simplement respirer, mais ça ne marche pas bien. Les traducteurs de 1954 avaient écrit Je ne suis pas Stiller parce que l’individu qui rentre refuse d’endosser son identité antérieure.
L.G. : C’était plutôt astucieux.
É.K.M. : C’était astucieux, en même temps c’était choisir une seule interprétation, c’est beaucoup plus ambigu, alors j’ai dit non, je garde Stiller. Max Frisch a mis Stiller, c’est son nom.
Je pense qu’une traduction tient trente ans. Si on veut rendre un texte accessible à un public qui change, qui a une autre perception de la langue, il devrait être possible de la réactualiser un peu. Je ne sais pas si ça s’impose toujours. On verra si quelqu’un s’attaque un jour à celle que j’ai faite de Peter Weiss en disant : On va la reprendre. La théorie de la traduction a beaucoup évolué. J’ai vu ça à propos de Stiller, justement. Dans les années 50 on traduisait vite et - je ne dirais pas approximativement - mais un peu infidèlement, on reconstituait un texte qui devait se lire bien, et devait bien passer. Aujourd’hui la tendance est de coller davantage à l’original et d’essayer quand même de faire le plus possible du français élégant. On en est encore à ce stade-là. Il y aura peut-être un autre stade où on dira : Oui, rewritez-le plutôt que de le traduire. Il y a ce risque. Je ne suis pas pour le rewriting. Il vaut mieux une traduction peut-être parfois un peu lourde mais qui essaie de restituer le climat original d’une langue.
L.G. : Vous êtes partisane de rester proche de l’étrangeté du texte ?
É.K.M. : C’est quand même une traduction, ce n’est pas une œuvre littéraire originale, on se tient derrière l’original, on n’essaie pas de passer par-dessus d’une façon ou d’une autre, on trahit toujours quelque peu, non ?
L.G. : Quand on traduit des textes d’histoire de l’art, par exemple La Peinture, sommet des arts d’Anita Albus, le but c’est d’être le plus intelligible possible en français. On ne cherche pas forcément à garder l’étrangeté du texte initial.
É.K.M. : Si, quand même... Anita Arbus écrit très bien. Elle a une très fine analyse des tableaux, c’est ce qu’il y a de mieux dans son livre. Mais elle a énormément introduit de citations dans son livre, des citations de philosophes. Elle a resitué les anciens Hollandais dans le contexte historique et philosophique, il y a des citations de philosophes du Moyen Age, d’historiens de l’art, et j’ai eu un gros pépin avec elle. Elle donnait des citations du Moyen Age et d’esthéticiens du XXe siècle que j’avais moi-même pratiqués, comme Panofsky. Je les ai retraduits d’abord pour donner une sorte d’unité au texte. Un jour elle m’a téléphoné au sujet d’un ou deux mots. Elle parle très bien le français, j’espérais communiquer avec elle, lui demander un exemple possible de titre de chapitre. Quand j’ai vu que le français écrit lui échappait, j’ai renoncé à lui demander quoi que ce soit. Il y a eu un autre problème bien plus grave : « Comment, me dit-elle, vous avez retraduit toutes les citations que j’ai mises ! Ce que je souhaite, c’est que vous donniez les traductions déjà publiées. » Trois mois de travail en plus !
L.G. : Du coup, vous avez pu confronter vos traductions actuelles avec les anciennes traductions...
É.K.M. : Certaines collaient presque textuellement et d’autres s’écartaient un peu. Mais il n’y avait aucune erreur dans mes traductions. Dans ce livre il y a quelques jolies pages d’analyse des tableaux. Elle a un côté un peu vieillot, un peu sentimental, mais c’est joli. Dans toutes les traductions j’ai essayé de coller au plus près à l’auteur, de reprendre son climat, pas le mien. Ce n’est pas mon boulot. Si j’ai quelque chose à dire, je fais une préface ou une postface ou une note, mais je pense qu’il faut essayer de rendre ce que l’auteur a voulu mettre, c’est déjà une infidélité que de traduire, cela suffit.
Une autre expérience de traduction avec une directrice de musée : j’ai traduit un catalogue de textes sur l’art. Je revois mes traductions. Elle me téléphone, furieuse : « Vous mettez là-dedans des termes que je ne comprends pas. » Je dis : « Madame, j’ai mis les termes que les auteurs allemands ont employés et pour lesquels il y a des équivalents français, que faire d’autre ? » Elle l’a très mal pris et j’ignore ce qu’elle en a fait car elle ne m’a envoyé aucun justificatif. Si les auteurs « jargonnent », que puis-je faire ? Si j’ai un terme plus simple, je le choisis, par goût. À mes débuts, j’ai traduit des textes sur Hittorff, l’architecte. J’envoie ma traduction et je ne reçois pas les épreuves. J’appelle l’architecte qui me dit : « Il y a pas mal de contresens mais on se charge de rectifier. » « S’il y a trop de contresens, ai-je dit, rayez mon nom. » Le plus intéressant et le plus agréable, c’est de traduire avec quelqu’un qui connaît la langue originale, c’est pourquoi j’étais contente de travailler avec Hannes Goebel. Une traduction ce n’est pas coller le mot que le dictionnaire vous donne. L’idéal c’est d’avoir au moins deux collaborateurs : l’un qui relit quelques pages avec le texte original pour voir si vous l’avez bien « lu », un autre qui ne connaît rien à l’allemand mais qui lit votre français et vous dit : Là, je ne comprends pas, ça ne va pas. C’est mon mari qui fait cela. C’est un grand lecteur et quand il n’est pas satisfait d’une formulation... il me le signale. On ne peut pas tout faire seul.
L.G. : C’est vrai pour toute l’écriture.
É.K.M. : Il faut un critique qui a le regard du lecteur et qui arrive tout frais, sans idées préconçues, qui veut comprendre et avoir le plaisir de la lecture. La traduction, c’est un travail de bricolage, de recherche, d’expérience. J’ai le sentiment qu’on est nouveau devant chaque texte : il faut un certain temps pour y entrer, puis on se familiarise, on se dit : Ah oui, là ça ne fonctionne pas tout à fait pareil.
Principales traductions de l’allemand d’Éliane Kaufholz-Messmer
SCIENCES HUMAINES, SOCIOLOGIE DE L’ART, ESTHÉTIQUE
Leo Spitzer : Études de style (Gallimard, 1974).
Erich Köhler : L’Aventure chevaleresque. Idéal et réalité dans le roman courtois (Gallimard, 1975). Le Hasard dans la littérature, le possible et la nécessité (Klincksieck, 1988).
T.W. Adorno et M. Horkheimer : La Dialectique de la raison (Gallimard, 1975).
T.W. Adorno : Minima Moralia (Payot, 1980).
Aloïs Riegl : Grammaire historique des arts plastiques (Payot, 1980).
Werner Spies : Max Ernst. Les collages. Inventaire et contradiction (Gallimard, 1983).
Karl Kraus : Cette grande époque (Rivages, 1989).
Hannah Arendt-Karl Jaspers : Correspondance (Payot, 1996).
Anita Arbus : La Peinture, sommet des arts (Le Seuil, 2004).
Arthur Schopenhauer : L’Art de l’insulte (Le Seuil, 2004).
Hundertwasser : Architecture (Taschen, 1996).
ROMANS
Botho Strauss : Raffut (Gallimard, 1982).
Thomas Bernhard : Écrits (Gallimard, 1986).
Max Frisch : Stiller (Grasset, 2001).
TEXTES AUTOBIOGRAPHIQUES, MONOGRAPHIES
Siegfried Unseld : L’Auteur et son éditeur (Gallimard, 1983).
Joachim Unseld : Kafka, une vie d’écrivain (Gallimard, 1984)
Theodor Fontane : Mes années d’enfance, avec un texte de présentation (Jacqueline Chambon, 1996).