Déloger l’animal de Véronique Ovaldé

“Madame Isis me prépare des choses sucrées, grasses, confiturées, caloriques, moelleuses, dégoulinantes et douces. Elle me devine inconsolable alors elle me choie et saupoudre tout ce qu’elle cuisine d’un nuage vaporeux de sucre glace - une très légère poussière de sucre immaculé qui vole dans toute la pièce. Je regarde l’heure, il est 16 h 25, je fais très attention à l’heure et à la répétition de certains mots, j’écoute le tic et le tac, je me dis qu’aujourd’hui, je ne dirai pas chameau (je triche un peu, c’est facile de ne pas dire chameau), j’écoute le tic et le tac ; le bruit que fait le gaz qui nous réchauffe les pieds, et qui souffle son haleine vénéneuse dans la petite cuisine carrelée de Madame Isis.”

Rarement couverture illustrée dit autant (n’illustre pas, dit quelque chose) du contenu du livre que cette peinture de l’étonnante Marion Peck mise au fronton de « Déloger l’animal », quatrième roman de Véronique Ovaldé paru à la rentrée 2005 chez Actes Sud. C’est Alice un peu, cette petite Rose inquiète des yeux si rouges de ce lapin blanc, c’est Alice grandie trop vite et pas assez (Rose, quinze ans, est atteinte d’une maladie qui la fait ressembler à une petite fille monstrueuse), cette Rose qui regarde les choses autour en leur bizarrerie, rose dont le fantasme du monde alentour rée un réel plus fort, plus vrai. Elle veut voir, Rose, derrière les choses : elle veut, elle voit - on pourrait dire imagine mais c’est voir, autant, ce qu’il y a de plus beau dans le partout banal.

Mais comme dans les précédents romans de Véronique Ovaldé (« Le sommeil des poissons », au Seuil ; « Toute chose scintillant », à L’ampoule ; « Les hommes en général me plaisent beaucoup », chez Actes sud), quand on dit voir, il faut entendre : entendre, sentir - et premièrement, surtout, sentir. La sensation première chez Ovaldé est l’odorat, qui trompe moins, qui dit plus juste que le règne des apparences. Cette petite Alice, un peu monstre, à l’écart (comme d’ailleurs la narratrice contaminée de « Toute chose scintillant ») fait confiance à son odorat comme à la fiction qu’elle fabrique - et c’est aussi une plongée acidulée, vive, (traumatique et malicieuse) dans cette surpuissance fantasmatique de l’adolescence - et c’est aussi une belle déclaration de fidélité à cette usine à fictions, envers et contre tout ce qui dans ce monde préside, triste et utile. La langue forgée au fil des romans de Véronique Ovaldé, langue chamarrée et sonore, nourrie d’adjectifs et d’images amusées, (“c’était un homme sans malice, un homme qui ne donnait pas un sens infini aux choses, il était comme un miroir de poche, objet pratique avec étui skaï rouge à glisser dans sac à main, rien à voir avec les armoires à pharmacie dont on peut placer les volets à miroir l’un en face de l’autre pour en observer ainsi l’infinitude”.), d’incises ambigües, langue qui a encore gagné en variété rythmique, permet cette navigation risquée : pari gagné, on croit Alice même quand elle ment, même quand autour on lui ment mais que ce mensonge lui sert. Et le retour, patatras, au réel ordinaire (et si moche, avec ses couleurs passées, ses odeurs suries), se fait à nos dépens (mais pour le bonheur du lecteur d’histoires, tapi aussi en nous : car on s’est fait avoir, ça c’est sûr, et mieux que dans un polar). On nous a piégés c’est sûr, mais il fallait - car Rose ainsi pourra grandir, comme un jour on a dû.

Grandir alors, parce qu’il faut bien. Mais rester monstre un peu.

(Monstre : ce qu’il y a en nous d’unique, de plus beau).

30 décembre 2005
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