Derrière le fleuve

Journal tenu par Joë l Bastard au bord du fleuve Niger.


L’eau coule en permanence dans les livres de Joë l Bastard. Elle sait souvent se faire discrète, souterraine, ne devenant visible qu’en lisière, dans un coude, àla sortie d’un sous-bois ou d’un bloc de pierres. En d’autres occasions, elle peut aisément se donner, offrir ses reflets, prendre un peu du ciel, des arbres, des silhouettes humaines en se montrant claire, imprévisible, vitale. C’est ainsi dans Casaluna (Gallimard, 2007) qui trouve son titre dans le nom d’une rivière corse qu’il n’a jamais cessé de sonder. Ce l’est aussi dans Bakofé (Al Manar, 2009) et ce l’est ànouveau dans ce journal écrit durant l’hivernage 2005 àSégou Koura au Mali. La vie sur place est indissociable du grand fleuve Niger. Le village vit avec et sait combien, en plus d’être force d’eau, le fleuve est également griot que l’on doit écouter.

« Â Sans cesse le fleuve est pris dans les mains. Est pris en main !  »

« Â Le vent tresse le fleuve àperte de vue. Barrière d’eau pâle pour des jardins lointains.  »

« Â Boubous retroussés. Les longues jambes en feu s’éteignent dans le fleuve aveugle.  »

« Â Le voyage a commencé bien avant ma naissance  » note Joë l Bastard au tout début de son livre. Il s’en expliquera peu après. Dira ce qu’il doit àson père marin faisant escale en Afrique bien avant lui. De temps en temps, d’autres références viendront. Elles resteront brèves, fil tendu et discret, associées aux notes qu’il prend quotidiennement en vivant au milieu des villageois.

Pendant deux mois, il partage leur quotidien. Il se met àl’écoute de leur mémoire. Décrit le fragile équilibre qui se maintient entre modernité et coutumes ancestrales. Il écrit dans « Â des carnets de travers  » des moments de vie, entrecoupés de réflexions et de citations, en gardant constamment àl’esprit que ce qu’il voit, entend, enregistre, imagine ou pressent n’est qu’une infime partie de la réalité. Les évidences locales renferment des secrets qu’il ne percevra jamais. Ils viennent de trop loin. Il en est conscient. Ne s’en émeut pas. Il est làpour vivre en tentant de réduire la distance qui existe entre ce qu’il connait et ce qu’il découvre. Il est aussi làpour donner de la lumière àce qui en lui reste trop souvent dans l’ombre.

« Le soir venu, les courbatures du langage prennent le frais sur la terrasse. Les pieds en éventail devant le dictionnaire fermé du fleuve.  »

« Â Hier soir je n’ai pas pris mon carnet sur moi. Comme si pour une fois je ne voulais pas qu’il voie ce que je devais vivre.  »

Joë l Bastard réussit àtransmettre, en peu de mots, avec un lexique approprié si nécessaire, son étonnement aux autres. « Â Je suis en fait débordé par tout ce que je vois et vis  ». Il est disponible, attentif et prêt àrecevoir ce qui n’est souvent que suggéré. Et ici c’est le fleuve qui suggère. C’est lui qui souffle, parle, décide et collecte les murmures des riverains...

« Â J’entends les claquettes d’Ousmane en cuisine. Une chanson àla radio fait danser les mouches sur la table émiettée. Un rat pointe son museau près du fourneau amélioré. Du vent, des feuilles plus que sèches qui tombent, cognent la terre. Le vacarme des roniers dans le ciel. Ousmane claque des doigts. Le repas est bientôt sur la table.  »


Joë l Bastard : Derrière le fleuve, éditions Al Manar.


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27 décembre 2010
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