Désordres, par J.-B. Pontalis

À chaque rentrée, c’est pareil : il faut absolument que je range, je dois dégager ma table de travail de tout ce qui l’encombre pour qu’elle ne soit plus qu’une longue surface avec juste un stylo et des feuillets blancs, je dois trouver une place dans les étagères pour les livres, répondre aux auteurs des manuscrits qui s’accumulent dans un coin de la pièce, classer mes dossiers. Le désordre n’a que trop duré. Ma résolution est ferme, mettre de l’ordre est mon mot… d’ordre !
Je suis pris aussi d’une forte envie de m’acheter de nouveaux vêtements comme si je voulais faire peau neuve, me délivrer du poids du passé — non, pas du passé, mais d’une mémoire morte—, comme si j’avais l’espoir fou de me trouver au commencement ou au recommencement de ma vie.
D’abord, tout va bien. Corbeille, sacs poubelle sont mes alliés. Et puis, très vite, pire que le désordre qui, tout compte fait, m’était familier — j’y retrouvais sans trop de peine le livre, les notes dont j’avais besoin —, c’est le fouillis, un vrai foutoir. Se mêlent sur le sol des lettres amicales que je ne me résous pas à jeter car alors ce serait l’ami que je jetterais avec elles, des tirés à part de collègues que j’ai négligé de lire, des projets d’articles qui pourraient bien m’être utiles, des livres qui pourraient bien être intéressants, un chandail troué aux coudes mais que j’ai tant aimé porter les jours de grand froid… Me séparer de tout cela, impossible !
Ah ! les livres ! Chaque jour ou presque la gardienne de l’immeuble m’en apporte un ; chaque jour ou presque je trouve un manuscrit dans mon casier chez Gallimard. Mais qu’est-ce qu’ils ont donc, tous, à être saisis par cette rage de scribouiller, à vouloir être publiés ! Qui mettra fin à cette graphomanie galopante ? Mais toi, me dis-je aussitôt, tu fais partie du lot, tu écris, tu aimes être lu. Serait-ce que tu souhaites être le seul ?
Quand je pénètre dans une librairie ou même me contente de jeter un œil sur les vitrines, c’est l’accablement : trop, trop de livres ; tous, il n’y a pas lieu d’en douter, doivent bien avoir quelque mérite. Alors ? Juré : je n’écrirai plus une ligne. Écrire est un vice impuni. Pourquoi quitter l’heureuse place du lecteur pour chercher à s’imposer comme auteur ?

Ma bibliothèque couvre plusieurs murs et je dispose de dizaines de rayonnages à la campagne. N’empêche : ça déborde, ça déborde de tous les côtés. Il m’arrive de rêver de n’avoir pour tout logement qu’une pièce trop exiguë pour y laisser place à la moindre étagère. Mais il m’arrive plus souvent de penser que, privé de tous ces livres lus ou non, je me sentirais un sans abri, un orphelin. Je me souviens de la réponse de Masud Khan à un visiteur qui, stupéfait devant le nombre considérable d’ouvrages qu’il détenait, l’interrogeait : « Mais vous avez lu tout cela ? » Masud répliqua : « Ce qui compte, ce n’est pas de les avoir lu ces livres, c’est de vivre en leur compagnie. »
Un jour, proche de la rentrée justement, j’entrepris d’opérer un tri. l’opération tourna rapidement au désastre. Pendant les premières minutes, mais la mort dans l’âme, je parvins à sacrifier quelques livres : à vendre, à donner. Brigitte m’encourageait : « celui-là, paru il y a trente ans, tu ne l’as toujours pas lu. — Je le lirais plus tard. » Le nombre d’ouvrages que je lirai plus tard, mais quand ? est infini : tous les « pléiades », tout Shakespeare en bilingue, tout Zola, tout Conrad, la Bible en comparant les traductions, L’Odyssée en grec… et je relirai tout Freud. Je lirai partout, sous la lampe, allongé dans l’herbe et dans mon lit, dans le train, dans l’autobus, les livres seront mes voyages, ma liberté et ma douleur, ma mélancolie et ma joie, parfois sans doute mon ennui.
J’interromps la séance du tri. Au bout d’un quart d’heure, je n’en puis plus. Je sors prendre un café. Au comptoir, un inconnu m’aborde « Vous êtes bien M. Pontalis ? J’aimerais vous offrir quelque chose. » Il plonge dans un sac en plastique posé à ses pieds. « Permettez-moi de vous donner mon dernier recueil de poèmes. » Je remercie le poète inconnu et me retrouve devant ma bibliothèque. Que faire ? Jeter la plaquette ou la ranger là où j’avais réussi à laisser vide un mince espace ?
Terminée, l’opération tri.

*

L’été dernier, « bouchon » sur trente kilomètres d’une autoroute. Impossible d’en sortir. Coincés entre les camions énormes, les caravanes belges, allemandes, les mobil homes immobiles, entre les pare-chocs. Idée mortifiante que nous pourrions rester là, emprisonnés, impuissants pendant des siècles. Je fulmine. Je ne suis pas seul dans ma voiture, dans cet habitacle devenu une cellule, pourtant je soliloque ; mes pensées, si on peut les appeler ainsi, s’entrechoquent — plus de pare-chocs ! « L’automobile, censée nous permettre de nous mouvoir, de nous déplacer selon notre bon plaisir, eh bien c’est réussi. Trop, trop de bagnoles. Si ce « trop » était de même nature que celui qui s’était imposé à moi quand je voulais alléger le poids des livres ? Ces livres voués à nous transporter ailleurs, à sortir de notre « chez moi » pour aller vers l’inconnu, parler avec l’étranger. Trop nombreux, leur masse m’écrase. Le tourisme de masse a eu raison de mon goût des voyages. » Ma compagne reste insensible à mon soliloque. Elle est là, tranquille, sans impatience tandis que j’enrage, peut-être voyage-t-elle, elle, dans quelque rêverie. Eh moi, ce ne sont que récriminations, invectives, images violentes dans le désordre. Je me répète « trop, trop ». Trop de bruits, trop d’informations, trop de produits offerts à la consommation, trop d’hommes sur la terre. Je me vois envahi par une végétation exubérante, je me vois noyé dans une foule, je me vois ayant perdu toute identité, ce petit peu d’identité qui nous est nécessaire pour nous sentir exister.
Soudain me revient cet aveu que je faisais jadis à une femme : « Je t’aime trop ». Oui, c’était un aveu douloureux pour elle comme pour moi, plutôt qu’une déclaration. Ce « trop » l’emprisonnait, l’étouffait. Elle a dû ressentir ce que j’ai éprouvé, un certain jour, sur l’autoroute immobile. Les amours étouffantes, ça existe. Les enfants à qui leur mère fait croire qu’ils sont tout pour elles en savent quelque chose.
J’aspire désormais au calme, mais qu’il ne soit pas la paix du cimetière qui viendra bien assez tôt. J’aspire à l’harmonie, mais je me sens proche de ce personnage du film Bagdad Café qui, ne supportant pas le « too much harmony » du lieu, ne tarda pas à s’enfuir.
Un peu d’ordre mais pas trop. Les forces de l’ordre, le maintien de l’ordre, la dictature de l’ordre c’est, vite fait, la dictature tout court. Et « too much harmony« c’est irrespirable. De l’air, du vent, des orages !
Un peu de désordre mais pas trop. Peur d’être envahi, peur de me perdre : je veux pouvoir me retrouver dans mon désordre.
Ma chance : je n’ai jamais été dans la situation de recevoir des ordres et, ce qui m’aurait déplu plus encore, je n’en ai jamais donné.

*

J’ai réussi à sortir de l’autoroute, à emprunter de petites routes de campagne entre les vignes. Vitres de la voiture grandes ouvertes : fraîcheur, couleurs multiples, le gris, le rose des quelques nuages, le jaune des tournesols, le bleu des lavandes, l’argent des oliviers. Et des odeurs : chaque fleur a son parfum. Courbe des collines, des virages pris en souplesse, diversité des villages traversés, des passants entrevus : « Regarde cet enfant triste, ce vieil homme rieur, cette jeune femme qui attend là, devant sa porte. » Partout de la différence.
Chaque été sur la plage — en ville, je n’y prête pas attention — je m’étonne qu’aucun corps humain ne soit identique à un autre corps humain, aucun visage à un autre visage. Comment se fait-il qu’ils aient, à peu de chose près, tous la même forme et qu’aucun ne soit le sosie, le clone de l’autre ? Et pourquoi sommes-nous si prompts à tenir pour difformes, pour monstrueux ceux qui ne sont pas pris dans le même moule ? Étrange, ce dieu qui prétend avoir créé l’homme à son image alors que les milliards d’humains sont tous dissemblables. Tous dissemblables au sein de la même espèce humaine. Nous avons inventé l’individualité. De là la lutte entre les individus, de là les pensées meurtrières qui me viennent ici et là quand mes semblables me répugnent.

*

Diversité infinie des formes. J’ai pu rester des heures devant les aquariums des jardins zoologiques. Tous de l’espèce poissons et pourtant chacun prodigieux inventeur de formes insensées, d’assemblage disparate de couleurs, chacun une œuvre d’art. Comme les peintres ont peu d’imagination, comme les surréalistes sont timorés ! Quelle peur en nous devant le risque de métamorphose !
Heureusement nous rêvons. Nos rêves sont propices aux métamorphoses. Ils sont le lieu de nos pensées désordonnées. Ce désordre nous trouble, nous inquiète. Alors nous nous empressons par l’oubli d’effacer nos rêves, ces dangereux anarchistes, ces provocateurs insolents. Quand nous ne les oublions pas, nous en faisons le récit, nous tentons de leur donner une forme plus acceptable qui les ferait rentrer dans l’ordre. Mais comment civiliser ces sauvages ? Comment calmer ces fauteurs de désordre ?
J’écris ces lignes sans me soucier de cohérence. Mais je les écris. Je soumets, que je le veuille ou non, les pensées qui me viennent à l’ordre du langage articulé, je respecte la syntaxe, je veille à la ponctuation, à l’orthographe. Souvent le langage, comme l’autoroute encombrée, n’est qu’une prison, n’est que contrainte. Il aliène ma liberté en excluant tout ce qui n’est pas lui, il exige les pleins pouvoirs. Mais parfois, grâce à lui, nous empruntons des routes de traverse, riches de sensations nouvelles ou oubliées, leur donnant même une intensité accrue. Il parvient à faire entendre l’inouï, à rendre visible l’invisible.

*

Dans ma recension des bonnes résolutions de la rentrée, j’en ai omis une : je dois impérativement prendre des notes sur les séances de la journée, afin qu’elles ne glissent pas trop vite sur la pente de l’oubli et aussi pour m’assurer que cette séance-ci ne va pas se mêler avec cette séance-là.
À la seule idée que j’allais mettre chacun de mes patients dans une case, à sa place, comme tous ces livres classés tantôt par ordre alphabétique, tantôt par genre, je renonçai.
Pourtant, il est bien vrai que les séances se répondent les unes aux autres, qu’une rêverie, qu’une pensée suscitées par l’une d’elles peut se prolonger, trouver un écho et plus de consistance dans la suivante… Même phénomène avec les livres voisinant sur l’étagère : voici qu’un roman entre en conversation avec un essai, un ouvrage d’histoire avec un poème ; étrangement la bouche d’ombre de Hugo rejoint la bouche gourmande de Colette.
Mais quoi ! ce sont mes livres, ce sont mes patients. Serait-ce ce qui leur confrère, à leur insu, une sorte de fraternité ? Qu’elles soient porteuses d’invectives ou d’amour, plaintives ou suaves, véhémentes ou à peine audibles, elles recherchent toutes une présence aussi proche et lointaine que celle de l’analyste ou du lecteur. Peut-être ces voix multiples, venues d’on ne sait où et s’adressant à on ne sait qui, n’en font-elles qu’une. Peut-être les millions de livres n’ont comme finalité ultime que d’accomplir le vœu fou de Mallarmé : le Livre comme aboutissement de tout. L’Inconscient comme source de tout.
Double exigence à respecter : celle de la singularité, de l’absolue singularité et celle d’un tout indifférencié qui aurait pour nom l’Inconscient.

*

Anton Ehrenzweig a parlé d’un « ordre caché de l’art ». L’ordre visible, je n’en veux pas. J’y vois l’ombre de la mort. Le chaos m’angoisse. Ce que je cherche dans l’art et d’abord dans la psychanalyse, c’est l’ordre caché dont personne ne peut se prévaloir d’être le maître. Un ordre qui, loin de lutter contre le désordre, ne fait qu’un avec lui.

J.-B. Pontalis


Ce texte a paru dans la revue Penser / rêver, « quand la nuit remue », n° 3, Paris, Mercure de France, au printemps 2003. J.-B. Pontalis décédé en 2013 et Michel Gribinski nous ont autorisé sa mise en ligne sur remue.net.

17 septembre 2006
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