Dieu d’eau
Les canettes de couleurs vives
« Être nu, c’est être sans parole » ressasse le vieux Dogon aveugle. Les canettes sont le tissu à venir et le tissu est un verbe à six temps, six tonalités, six couleurs. Pour le bonheur des grammairiens ce sont des temps indéfinis, ils aiment l’écart originel entre les conjugaisons et l’ordre muet des choses. Quand l’un montre que la parole est construite avec une canette verte, l’autre démontre que les mots sont articulés en rose fuchsia. Pour peu qu’un poète y travaille se tissent des formulations blanches et un autre dispositif autorise toutes sortes de coloriages. Ce n’est pas visible à l’œil nu, mais les canettes forment entre elles des réseaux imprévisibles et interminables qui suffisent à couvrir notre expérience de la durée. Chez les Dogons le tissage est un élément fondamental de la cosmogonie.
Les canettes écrues (naturelles)
Et c’est pourquoi étoffe se dit soy, qui signifie « c’est la parole ». À partir d’un énoncé du langage ordinaire “viens mon amour” se combinent progressivement un certain nombre de fils qui portent le nom de chaîne. Il existe plusieurs manières d’ourdir. Elles sont plus ou moins faciles. Certaines sont plus intelligentes que d’autres. Ce n’est pas parce qu’aujourd’hui nos canettes écrues (naturelles) ne sont plus multicolores à l’image de l’univers dogon, qu’elles sont moins belles. La sensation que nous avons des couleurs relève du langage. Or le tissage étant une parole, il inscrit la parole par un long mouvement de va-et-vient de la navette sur la chaîne. Tous les fils de coton et de lin peuvent être employés lorsqu’ils sont bien retors, ils cassent rarement.
La canette bleu outremer
Et ce mot veut dire aussi 7, rang de celui qui parle en tissant et conseille le bleu outremer comme couleur de base. Ce pigment autorise la création en mélange de violets et des combinaisons avec des rouges, même les plus clairs possibles, et bien davantage avec des jaunes où il donne une déclinaison de verts proche de celle du champ fertilisé après les abondantes pluies. Ogotemmêli ne dit pas la couleur du vêtement de la femme, le premier morceau d’etoffe tissé. Il dit simplement que « la femme porte un pagne ouvert, car son sexe est ouvert. S’il en était autrement, elle ne pourrait jamais être fécondée. » Pourtant c’est un fil bleu qui tourne autour de la poulie du métier à tisser dogon représentant les jumeaux mâle et femelle unis par la tête. La couleur outremer est bien visible sur la canette quand le fil tourne à vide en majesté dessous-dessus trône et couronne rouges.
Les canettes dithyrambiques
La partie sans trame de la chaîne est la brousse. Cultiver est tisser. Tisser est cultiver. Parfois la canette démarre mal, le canetage de l’une nécessite le canetage des autres. Il suffit alors de former un chœur avec autant de canettes que l’autel du dieu demande de colonnes. Une rangée de dithyrambes, en alternance de soupirs plaintifs et de cris de joie, pratique l’histoire ancienne en dévidant des bobines endeuillées de verbes au présent. Ainsi vêtue de bleuités sombres et lustrées la terre a un langage, le plus fruste de tous les temps. Tel quel, sans nuances, syntaxe élémentaire, verbe rare, vocabulaire sans grâce, les mots même peu différenciés sont encore des paroles porteuses de force. Et passer le fil de la trame, c’est avancer la vie, l’eau et la pureté dans les régions désertes.
Toutes photographies copyright Wolfgang Sümmermann