Tina ou de l’immortalité


Comment va-t-elle Tina aujourd’hui ?

Autrement, merci. C’est si peu commode de dire toujours « Monsieur » et embarrassant de devoir s’interrompre après. Avec sa tête de Ganesh il avait passé sa vie dans les temples. Son membre majestueux « que grand tu as » avait tout tracé le destin du dernier pachyderme sans trompe. Il n’en souffrit pas moins de l’absence de cette partie identifiante et qui, même amputée, était restée extrêmement sensible et douloureuse. L’animal traversa la vie au pas lent et mesuré d’un éléphant en goguette. Tina appréciait sa compagnie. Facile, de bon caractère, « plus qu’un chien » précise-t-elle. Bien sûr Monsieur avait tenté d’asseoir sur elle sa domination. Il lui imposa sa masse et sa puissance. Mais la courageuse femme resta stoïque. Sa réaction fut capitale. Les relations profondes s’établissent sur une confiance réciproquement éperdue.


Comment fait-elle Tina aujourd’hui ?

Autrement, merci. Trois jours qu’ elle mange des lentilles ; une plâtrée énorme, fait maison. Avec un bousier coprophage à la place du ventre d’épouvantables conséquences qui sont hors cul de papier torche. Quoi ? Retournons à notre propos. Quel ? Faire. C’est-à-dire faire avec art. Si, comme certaines parties délicates de son épiderme longuement frotté dans d’incessantes cajoleries, ses gestes ne gagnaient progressivement en sensibilité plus fine, Tina, à l’image du grand Vladimir Illitch [ne] saurait “que faire ?”. Mais quand poursuivant sa lecture elle découvre une sorte d’alchimie de la prose, un clapotis de vaguelettes lui trémousse les trois vertèbres et indéfiniment elle ouvre toujours et toujours plus grands ses bras de statue intemporelle sans socle.


Comment pense-t-elle Tina aujourd’hui ?

Autrement, merci. Vous ne croyez pas à une vie après la mort ? […] vous devez reconnaître au moins ceci : Marthe Terrier continue de vivre encore un peu dans les os de lapin. En laissant son imagination errer de cryptes en sépultures, Tina retrouve sans s’en apercevoir la vie songeuse menée dans le gîte quasi animal de ses rêves. « C’était notre ami Lapin. » Lieu retiré, retraite, refuge, cimetière, le seul lieu frais, le long de la grande allée sous les tilleuls quand il fait si chaud. Marthe se reposait sur ce même banc défoncé quand elle revenait essoufflée de la tombe de Flora Tristan. Le Syndicat de déchiffrement de l’œuvre d’Arno Schmidt a déposé une gerbe auprès du cippe : “Les travailleurs reconnaissants à la Femme de l’Union Ouvrière”. « Oui ? : ! » : Tina ! — Prends moi tout de suite dans tes bras. Je pleure.


Comment aime-t-elle Tina aujourd’hui ?

Autrement, merci. Très lentement à présent. Tu peux dormir chez moi. L’amour à proprement parler s’y fait à travers toutes sortes de mots sous les mots plus ou moins dessous. Un complexe montage verbal suscite la montée vers une divinité mystérieuse qui enserre la jouissance au rythme de l’immortalité. La sculpture est androgyne, elle n’a pas besoin de genre pour être placée au dessus des espèces humaines. Les parties mobiles du squelette qui le composent et le bouleversent à la fois affirment la pérennité du désir : des mandibules sont les bras, un sternum est la tête, le sexe est une fontanelle souple et élastique. Tina est provisoirement satisfaite de ses sentiments amoureux. Je dis provisoirement car l’insatisfaction est toujours ce qui fait avancer l’assemblage des os de lapin, des pensées d’amour et des fabrications de margagnes.


Toutes sculptures copyright Lise Barès

8 août 2006
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