"Écart" de Jacques Dupin

Note : cet article est publié par le site chantiers.org, suivi d’un second texte d’Alain Freixe sur "Le corps clairvoyant". À visiter.

Et aussi, sur le site P.O.L - Écart et 4 autres livres de Dupin. PhR.

Image : Stan Gaz, "Thaddeus,Simon, Ash Series, 2004"


On ne part pas ! La saison est bien infernale. Hauts murs. Clôtures. S’en sortir ? Trouver une issue ? On ne peut pas ne pas y songer. On ne peut pas ne pas continuer à avancer. Et c’est tomber. Souvent. Se relever. Toujours. C’est se heurter, aussi. Et détruire alors ce qui résiste - dedans comme dehors - ce qui entrave la marche, fatigue le pas. Et c’est essoufflé, repartir. Bouche ouverte. En quête d’air. Dans la pente. Qu’elle monte ou descende. Qu’il y ait à gravir ou à
"dégringoler par une pente de broussailles et de ronces jusqu’à la gorge rocailleuse, jusqu’à la combe obscure au fond du ravin."

Ecart est un livre traversé par la douleur. Issu d’elle, il y ramène. Quand "Obèse. Souterrain. Grand âge. Appuyé sur canne, et tendon brisé, hanche à vif. Claudiquant, louvoyant, achoppant, ralenti par la lourdeur des poisons injectés qui répugnent à se dissoudre. L’œil fixé sur la terre entrouverte, allant moins loin, moins encore", comment "courir le risque de la pente" ? Comment demeurer cet homme du "bond sans tremplin" ? Comment rester ce marcheur puissant capable de faire face à cette "poésie qui nous chasse" ?

En poursuivant. Obstiné. Un pas après l’autre. Aller dans le déhanchement. Mais claudiquer, c’est toujours marcher, se jeter à côté. Dans l’écart. D’écart en écart. C’est prendre par le versant scalène, prendre par le sinueux d’un chancellement : "Je marche en boitant, j’écris en boitant", C’est rejoindre la grande cohorte des boiteux et aller à côté de celui qui jette l’éclair depuis le haut du ciel comme de celui que brûle la passion de la vérité . Si Jacques Dupin chancelle, il ne tombe pas pour autant. Il va. Il zigzague, multipliant les approches et les points de vue.

Ainsi le poète se fait serpent - "le corps ondule et durcit / une langue dissymétrique" - ligne vivante qui se plie, se déplie, se replie. Apparaît. Disparaît. File. Toujours dans l’écart. Voilà retrouvée cette "négativité souveraine" par laquelle Jacques Dupin a toujours voulu s’arracher à lui-même, à ses fatigues. Et laisser là ses mues, les abandonnant aux souches déracinées, aux corbeaux des torrents sans eau. Jacques Dupin, poète pour qui
"le travail de sauvegarde n’est pas : renforcer, étayer, colmater, embellir. Mais engendrer de sa dépouille, de sa dévastation même, de ses débris calcinés : une langue inconnue, la même et l’autre, fusionnant",
est ce serpent qui sait rentrer sous terre. Retourner à la nuit pour y chercher "un surcroît de force, et l’aggravation du silence". Nuit qu’évoquait son ami Henri Michaux, lointain intérieur où elle remue et écrit. Et ce n’est certes pas là façonner un dire, donner forme à la langue, mais au contraire s’espacer, s’écarter, livrer passage à une langue vive, à l’état naissant, aux eaux torrentueuses et nues qui prennent sous la lumière les formes du corps traversé. "Je balbutie", écrit Jacques Dupin. Cela est chanceler dans la langue, "(griffonner) les airs que me soufflent, où me refusent, les arbres et les gens, les nuages, les oiseaux, la lumière...", un coup d’ongle ici, un coup là. Ainsi va le serpent plissant la surface des choses. L’échancrant. Ainsi la "poésie : l’ongle du serpent sur la peau des choses", est "feu" qui met à nu " et fait surgir la langue à travers le corps". C’est là dans ce tour de langue que ça prend. Qu’entre l’œil et les mots ça fait événement. C’est entre les lignes que ça prend. Là où Jacques Dupin se sait depuis Moraines condamné à errer. Là où tout se jouait déjà t pour Pierre Reverdy qui écrivait : "rien ne vaut d’être dit en poésie que l’indicible, c’est pourquoi l’on compte sur ce qui se passe entre les lignes". Entre les lignes comme entre les herbes, les pierres où est l’espace du serpent. De sa marche. Sinueuse ou coulée. De ce sifflement qui continue longtemps après qu’il a disparu. Comme si entre mottes et herbes coupantes vibrait encore l’air, à peine déplacé. De cette "fraîcheur" qu’abandonne à l’air "sa trace dans l’herbe épaisse". Fraîcheur qui reste sur la langue au terme de la lecture d’Ecart de Jacques Dupin.

Alain Freixe
16 janvier 2004
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