Emmanuel Ruben | Maroc hivernal (3)

Captifs d’Azemmour

 

« Nathanaël, que toute émotion sache te devenir une ivresse. Si ce que tu manges ne te grise pas, c’est que tu n’avais pas assez faim. » André Gide

 

Le chemin aura été long jusqu’à la lumière.

Entre ses bosquets d’eucalyptus et ses murets de cactus, la halte d’Azemmour est une gare abandonnée en plein no man’s land où les ânes et les moutons à tête noire brouteraient le ballast si l’herbe venait à manquer.

Vue de la voie ferrée, Azemmour – prononcez Azmour avec ce z qui zèbre l’un des plus beaux mots de la langue française – est une ville-falaise qui s’accroche à ses remparts de sable et s’embalconne sur son oued

– l’Oum-er-Rbia, qui roule de l’Atlas à l’Atlantique, c’est la Loire de l’an mil, avec ses bancs de sable habités par des hérons, des cormorans, des mouettes et des goélands

La couleur qui saute aux yeux, comme à Casa, c’est d’abord et avant tout le blanc, qui n’en est pas vraiment une – le blanc étranger des bâtiments coloniaux et des immeubles art déco, le blanc éclatant des façades immaculées à la chaux vive, le blanc de tous ces oiseaux qui volent dans le ciel sans nuages

Impossible de trouver les bonnes couleurs. Trop de lumière ne se rend bien qu’en noir et blanc et la tentation et grande de faire comme Delacroix qui indiquait les teintes à la mine de plomb, d’une flèche, bleu clair, jaune foncé, vert émeraude, amarante, pour ne pas les oublier et les retrouver plus tard, à la lueur de l’atelier – en attendant, faire confiance à la chambre obscure de la mémoire pour capter les bonnes nuances

Mais à mesure qu’on avance vers la ville, depuis la vitre du petit taxi rouge, les couleurs se révèlent à travers la poussière et nous éblouissent

au Portugal on cherchait les bonnes couleurs, on ne les trouvait pas – mais ici on n’a plus le choix, tout n’est que couleurs et les lignes sont accessoires, elles hésitent, elles ont la tremblote, elles vont de traviole, sous cette pure débauche de jaune et de bleu qui tombe du ciel et taille des ombres vives, elles s’écroulent, les lignes, comme ce pan de mur jaune, ce toit de tôle ondulées, et lorsqu’elles s’imposent, tout en courbes ou tout en arêtes, arabesques ou moucharabieh, les retranscrire est si difficile, la main si maladroite, qu’on se contentera de quelques zigouigouis pour ne pas offusquer la beauté d’une porte mauresque ou d’une muraille crénelée dont la blancheur éclatante agace le bleu du ciel et le ferait déteindre

et ce serait d’abord les couleurs du linge qui bariole les rues en séchant sur son fil

et ce serait ensuite les couleurs des passants – caftans à motifs, châles, haïks, djellabas rayées et parfois un t-shirt de foot ou un anorak rose fuchsia, comme celui de cette jeune fille qui nous mène jusqu’à la porte de l’hôtel et s’éloigne en souriant dans les rires des autres gamins qui l’épiaient, là-bas, jaloux ou tout simplement curieux

bonjour, bonjour, bonjour monsieur le directeur

et ce serait enfin les couleurs des peintures murales qu’il faudrait imaginer – à leur vue je comprends mieux les dessins qui égaient nos banlieues et je rêve d’une ville dont tous les murs seraient ainsi peints, oui je rêve d’une ville taguée, graffitée dans ses moindres recoins – alors nous n’aurons plus besoin de ces musées qui s’encroûtent, de ces vernissages qui puent la morgue et le champagne, de ces expos, ces foires et ces salons où l’on joue des coudes pour se pencher sur un détail, une date, une signature ; alors l’art, qui est la seule religion possible, redeviendrait vivant, fragile, éphémère et la ville ne serait plus figée dans la grisaille du quotidien

nous voici captifs d’Azemmour et de sa médina, prisonniers de ce labyrinthe bigarré, et comme les couleurs ne suffiront pas à retrouver le fil d’Ariane, comme les enseignes en arabe nous sont indéchiffrables, il faudra se laisser guider par les odeurs

odeur des sardines grillées

odeur des pois chiches et des fèves au cumin

odeur des dattes et des figues de barbarie

odeurs de mon enfance, comme si partout ma grand-mère ressuscitait d’entre ses vieilles dames aux milles rides : odeur de farine des beignets qu’elle plongeait dans l’huile bouillante – ce sont des beignets aux pommes ? – non des beignets nature, mais vous verrez, ils ont vraiment très bons ; c’est vrai qu’elle les faisait nature, comment l’avais-je oublié, et les beignets enfilés tels des osselets ruisselants d’huile sur une baguette, nous reprenons notre chemin dans les ruelles

guidés parfois par une saveur (ou plutôt son souvenir) – n’étant jamais sûr de la retrouver mais espérant tout de même, et rarement déçus par la réalité : goût de la moelle confite aux fèves, aux pois chiches, aux cardons

goût de coriandre et de cumin des kefta

goût du miel qui comble les mille alvéoles des baghrir (prononcez breir), ces petites crêpes rondes et pâlottes qu’on fait cuire dans une poêle en fonte et que les mémés viennent vendre sur le trottoir

Et partout, des kesra, des msamen, des bradj et des makroud qui s’entassent derrière les vitrines

avec les paroles d’usage qui accompagnent ce retour aux nourritures souterraines de la mémoire : saha, hamdullah, disait ma grand-mère à la fin des repas

à présent c’est Mehdi – visage rondouillard et constellé d’acné – qui se propose de nous servir de guide

clic-clac des tatanes dans la poussière, français qui boitille et se passe de grammaire, Mehdi nous trimballe cahin-caha à travers le zigzag des ruelles – si fier de nous dévoiler les mille encoignures de son dédale natal

La France, hein, ce n’est pas comme ça ? – et par comme ça, il pense pas si sale, mais aussi pas si drôle, pas si vivant, pas avec tous ces chats errants qui butinent les poubelles, ces gens qui s’embrouillent là-bas question d’honneur et se calment à deux doigts de la bagarre ; j’ai repensé à des étudiants tunisiens, c’était il y a treize ans, je les promenais dans Lyon, dans la mienne, de ville natale, et ils étaient si étonnés, indignés même, de trouver en France cette petite médina de la Guillotière, où les femmes étaient voilées, où les gens allaient encore puiser de l’eau à la fontaine publique, où l’on vous sifflait à tous les coins de rue, tu veux pas du shit mon frère, où les vendeurs à la sauvette étalaient leurs marchandises sur le chantier perpétuel de la place du pont, comme ils l’appelaient, Gabriel Péri ne leur disant rien, mais je n’ai pas remis les pieds là-bas depuis des années, on y construisait alors un palais de cristal, le tramway annonçait la reconquête des terrains vagues et notre petit âge glaciaire a dû faire table rase de tout ce bazar ambiant ; quant aux étudiants tunisiens, s’ils ont fait la révolution, ils se moqueraient bien de mes rêveries d’écrivaillon exalté

qui regarde les pêcheurs ramassant leurs filets,

les ados plongeant dans l’oued en caleçon, plouf plouf, et le clébard les suit en aboyant, waf waf, le sillage de l’homme et de la bête se confondant, l’écho des cris et des rires répercutés par ces remparts naturels

effrités

où s’accrochent des figuiers, des jujubiers, des oliviers sauvages

Pas l’ombre d’un touriste aujourd’hui, 23 décembre

Alors, comme le tour de la ville est fini, que nous avons vu la kasbah, la synagogue, la mosquée, Mehdi nous mène à l’antre du peintre : son nom est écrit sur une pancarte au-dessus du porche

El Hani Mohamed

artiste-peintre

Lui, visage cramé par le soleil, traits berbères, dents noircies par le kif et le café, lèvres épaisses et violacées, nez épaté, paraît muet comme cette profession des choses muettes dont il a fait sa vocation, ne lâche pas un mot, ni en arabe, ni en français, se méfie des sons qui trahissent le silence, son royaume

Et dans ce silence il fume une drôle de pipe au très long tuyau en bois d’olivier munie d’un fourneau minuscule en terre cuite, on appelle ça sebsi, nous dit Mehdi. Comme Kandinsky peignait en costard cravate, l’homme peint dans l’attirail complet du dandy : casquette de gavroche enfoncée sur la tête, costume de tweed, chaussures de ville, foulard de soie,

couverte d’une épaisse couche de peinture noire qui fait des coulures, la toile inachevée repose contre le mur, en équilibre précaire, sur un établis crasseux encombré de chiffons, de pots, de tubes ouverts, de palettes brouillées, de lames de rasoir et de cartes téléphoniques cassées en deux, biseautées,

mais pas une trace de pinceaux

on me dit qu’El Hani a horreur des pinceaux, que la souplesse de leurs poils ne convient pas à la lumière du Maroc

alors, comme je demande s’il est possible de le voir à l’œuvre, il se lève, soupire, s’approche de la toile, un pas en avant, un pas en arrière, avec la précaution d’un félin ou plutôt d’un toréador

d’un geste assuré, se saisit d’une lame de rasoir

– et l’on entend la bruit de la toile qu’il gratte – scrrr, scrr, on voit la toile se plisser, se tendre et se détendre,

le voici les jambes arquées, El Hani et l’on sent qu’il se trémousse en son for intérieur, qu’il a la danse de saint-guy, que le démon de la peinture le hante

il gratte, il gratte

En un tour de main, il arrache au noir ses figurines fantômes :

ce qui de loin paraît des coupoles s’avère de plus près des visages de femme sous leur haïk,

les silhouettes d’homme en djellaba se confondent avec des minarets,

une seule griffure, lente, appuyée, de droite à gauche, esquisse la tête d’un cheval dont la crinière se secoue dans le vent

c’est tout un peuple qu’il fait surgir de la nuit africaine

puis il revient s’asseoir parmi nous, on nous sert du thé à la menthe, une nouvelle tournée de joints commence, le sebsi passe de main en main comme un calumet de l’art

je lui explique que moi aussi je peins à la lame, avec un couteau, pas un couteau de peintre mais un laguiole dont la courbure convient très bien à l’aquarelle ; il ne répond pas, se contente de hocher du chef, je me dis que le medium favori des Britanniques et des Nordiques, si propice aux marécages et aux brouillards, doit lui paraître bien étranger

je lui demande alors de me montrer sa lame de rasoir : il me la tend sans piper mot ; c’est la même marque que ma grand-mère utilisait pour dessiner des motifs sur ses biscuits et faire respirer la pâte, selon son expression

Et je me dis que c’est ainsi qu’il faudrait peindre, faire respirer la peinture, faire respirer l’écorce de la toile ou du papier

Michel-Ange avait raison – l’art est autant celui d’enlever (arte di levare) que celui d’ajouter (arte di porre)

en sortant, je comprends ce qu’il me manque pour régler son compte à la lumière cruelle et découper sur mon carnet des ombres nettes : mon laguiole fétiche, qui n’a pas pu passer la frontière, à l’aéroport

alors, à défaut de lame, se contenter, pour l’instant, d’un feutre noir et biseauté...

2 mai 2016
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