Emmanuèle Jawad | Poésie et film
Citation et Montage
Dans le rapprochement que Jean-Luc Godard opère entre le studio de cinéma et la bibliothèque, le travail citationnel devient avec le montage, l’axe d’où s’effectuent les connexions et les imbrications entre les domaines. Ce travail de la citation s’accompagne le plus souvent de transformations que le cinéaste opère sur le texte de référence. Le montage s’établit entre deux images et « où il fait surgir de ce rapport un troisième terme – éventuellement nommé « l’image » en tant que telle – qui résulte de la contradiction mise en œuvre ». (G. Didi-Huberman) « Ce qui peut arriver de mieux à un studio de cinéma, disait Godard en 1978, c’est qu’il ressemble à la fois à une bibliothèque et à une imprimerie : qu’il leur ressemble et, même, qu’il les rassemble ».
Le travail citationnel préoccupe dans ses pratiques les poésies, sous l’angle de la mise en place de diverses procédures de prélèvement et du montage, multipliant les ouvertures dans les associations, dans différents procédés : échantillonnage, sample, cut-up ou encore protocoles mis en place à partir de prélèvements et avec l’agencement d’éléments de lexique effectués aussi bien à partir de livres d’auteurs choisis que d’énoncés à caractère publicitaire, journaux etc.
C’est au niveau du fonctionnement même que Denis Roche rapproche l’acte d’écrire et l’acte de photographier en les inscrivant dans un même souci de captation de la réalité. La démarche serait de capter « avec une acuité plus forte » et d’associer cette captation photographique à « une littérature arrêtée » (« L’arrêt est littéraire, bien sûr, mais il est comme montré du doigt alors qu’il est, sous nos yeux, en train d’avoir lieu »). Le prélèvement est sélection, l’empilement et le déroulement dans Notre Antéfixe structurent le montage. La photographie et la littérature sous l’angle de la machine à écrire et de l’appareil photographique se révèlent « machines amoureuses ». « C’est fou, quand on photographie quelqu’un qu’on n’a jamais vu, comme on se met à l’aimer. (…) Et la machine à écrire de celui qui écrit quelque chose fonctionne de la même façon ». Pour Denis Roche également, « le cut-up de Burroughs produit un effet esthétique qui est aussi un commentaire critique de la réalité, à tendance politique ».
Lutter sur 2 fronts
Au regard des préoccupations communes qui traversent les domaines se pose la question du fonctionnement à la fois politique et artistique d’une production cinématographique ou poétique. Dans le jugement porté sur certains travaux textuels explicitement politiques, la question peut se trouver ainsi formulée : s’agit-il de textes informatifs ? S’agit-il de textes littéraires ? L’explicite politique, dans une réception parfois difficile des textes en prise avec les réalités sociales, reposerait en quelque sorte de façon plus accrue la question de la spécificité littéraire (dans ses propriétés et critères). Mais pourquoi un travail d’écriture explicitement politique rendrait à priori son inscription plus difficile dans le champ poétique ? La proposition « Lutter sur deux fronts » / « Que faire ? » (« 2. Il faut faire politiquement des films » JLG) rejoint des préoccupations à la fois cinématographique et poétique. « Ce qu’expose la littérature, c’est cette expérience de la multiplicité et du dissensus (…) cet « ordinaire-extraordinaire » qui vient en n’importe quel point trouer le consensus. » (J.Rancière). La réappropriation d’une actualité historique, sociale et politique, des luttes collectives, et l’utilisation de documents d’actualité (en particulier iconographiques) dans le travail ouvrent une voie possible dans l’exploration de formes poreuses à la fois poétiques et filmiques. « Cela veut dire prendre la mesure de l’égalité, cette mesure qui est l’art de régler la proximité et la distance. L’impératif catégorique qui s’expérimente là pourrait s’énoncer ainsi : Agis toujours de manière à mettre en même temps de la proximité et de la distance. Cela veut dire apprendre sans cesse à mesurer et à estimer, à recréer à chaque instant ce proche et ce distant qui définissent les intervalles de la communauté littéraire ». (J.Rancière)