En route vers le roman, essai de « critique pathétique »
Roland Barthes : La préparation du roman, cours au Collège de France 1978-79 et 1979-80, texte annoté par Nathalie Léger et Éric Marty, transcription des enregistrements par Nathalie Lacroix, avant-propos de Bernard Comment, Le Seuil, 2015.
Jack Kerouac : Journaux de bord 1947-1954, édités et présentés par Douglas Brinkley, traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Guglielmina, Gallimard, 2015.
— Avant la route, roman, traduit de l’américain par Daniel Poliquin, La Table Ronde, 1990. Réédition sous son titre original The Town and the City, 2016.
— Sur la route. Le rouleau original, édition établie par Howard Cunnell, préfaces de Howard Cunnell, Penny Vlagopoulos, George Mouratidis et Joshua Kupetz, traduit de l’américain par Josée Kamoun, Gallimard, 2010, Folio n° 5388. Version avec noms et prénoms réels des personnages, dont celui de Neal Cassidy.
— Livre des esquisses 1952-1954, traduction de Lucien Suel, La Table Ronde, 2010. Carnets de notes prises parallèlement aux deux dernières années des « Journaux de bord ». La description de la salle à manger de sa sœur Carolyn Blake en Caroline du Nord est dans la lignée des inventaires de Louons maintenant les grands hommes de James Agee.
— Traductions inédites de chorus extraits de Mexico City Blues (1959) par Jean-René Lassalle sur poezibao.
Ce que serait une « critique pathétique » selon Roland Barthes :
« Et on pourrait donc imaginer, mais quel tollé bien sûr, une critique pathétique : au lieu de partir d’unités logiques (analyse structurale), on partirait d’éléments affectifs et on pourrait aller jusqu’à une discrimination des valeurs (ou de la valeur) de l’œuvre selon la force des moments — ou d’un moment ; par exemple, tout le Casanova de Fellini, je ne l’aime pas en général — c’est un film que je n’aime pas beaucoup, mais l’épisode de l’automate a constitué pour moi un moment de vérité, ça a fait tilt. Alors cette critique s’habituerait à analyser les œuvres d’une façon très différentielle, intérieurement différentielle, et bien entendu, dans cette critique pathétique, il n’y aurait aucune acception de goût culturel : je sais très bien que pour moi, dans le roman d’Alexandre Dumas, Monte-Cristo (dont d’ailleurs j’ai pensé faire un cours), il y a des éléments pathétiques, même si c’est un roman disons en gros vulgaire. Donc cette critique pathétique accepterait de déprécier l’œuvre, de ne pas en respecter le Tout, d’abolir des parts de cette œuvre, de la ruiner — pour la faire vivre [1]. »
de petites mélodies d’histoires pour
enfiler tes complexités
sur une portée bien connue… »
Jack Kerouac, Livre des esquisses, second carnet, août 1952.
Ma chère Voïsava,
tu auras sans doute fini de lire La préparation du roman, que tu commençais au moment de quitter la France, quand tu recevras les Journaux de bord de Jack Kerouac. Je te les envoie à dessein. Dans la dernière lettre que j’ai reçue de toi — je l’ai sous les yeux — tu m’expliques tes réticences à la lecture du Barthes.
Certes, c’est un formidable livre, écris-tu. Il passionnera les universitaires, étudiants et professeurs, les historiens de la littérature, les critiques et les « honnêtes hommes et femmes » de tout poil qui font leur miel de l’écume littéraire sans jamais plonger les doigts dans le pot. Une sorte d’encyclopédie des pratiques sinon de l’écriture romanesque, du moins des romanciers. L’Index nominum, du A du prophète Abraham invoqué par Kierkegaard dans Crainte et tremblement au Z de Zürau, le village de Bohême où Kafka partit se soigner de la tuberculose en septembre 1917, et l’Index rerum, du A de Acédie, cet ennui médiéval prêt à verser dans la dépression, au Z de Zen, le bouddhisme de l’éveil, témoignent d’une étendue des curiosités sensibles et des connaissances intellectuelles que tu envies à l’auteur.
Il passionnera également, poursuis-tu, que ce soit pour les amuser ou plus souvent les impatienter, les romanciers aux reins solides qui ont déjà écrit et publié et ne craignent plus d’affronter les discours autorisés, louangeurs ou dénigrants, sur le roman. Mais pour quelqu’un comme moi, soulignes-tu, sur le point de se jeter dans sa première aventure romanesque, cette lecture est non seulement intimidante mais proprement décourageante.
Des salves d’antinomies éclatent au cœur de chaque chapitre : forme brève (haïku) ou forme longue (roman) ; forme discontinue (album, journal, fragment) ou forme continue (roman, fresque historique, épopée) ; développement narratif par dévidement logique ou par meublement d’une forme programmée ; main lente qui tourne sept fois la plume au-dessus de la feuille ou main rapide qui galope jusque dans les marges ; saisie de l’instant présent ou détours de la mémoire ; langue maternelle ou langue normée… tu suffoques dans ces incessants tourbillons d’alternatives, même si, tu le concèdes, il n’est à aucun moment question d’établir une hiérarchie, seulement de décomposer menu les éléments syntaxiques, sémantiques d’une œuvre écrite et de les transformer en options préliminaires : ma veste en lin a-t-elle bien une poche où glisser un carnet de notes (mais le roman commencé, sera-t-il encore temps de prendre des notes) ? quels livres voudrais-je lire (mais lit-on quand on écrit) ? en quels termes déclinerai-je les invitations amoureuses, amicales, mondaines, professionnelles qui me détourneraient de mon travail (mais survit-on à un complet isolement) ? Cela t’évoque, ironises-tu, un voyageur à la veille de parcourir l’Arabie Pétrée qui dresserait la liste du matériel de survie nécessaire à la traversée du désert — GPS avec liaison satellite, trousse médicale, allume-feu… — à partir des Livres prophétiques de la Bible.
Chère Voïsava, le meilleur écrivain du monde ne peut donner que ce qu’il a : son époque, son milieu, sa propre histoire, le cheminement de sa pensée. Roland Barthes n’y échappe pas. Ni toi ni moi, et la lecture que nous en faisons plus de trente ans après ces cours. Roland Barthes hérite de la grande tradition littéraire. Les écrivains qu’on lui a enseignés et qu’il enseigne à son tour, qu’il a lus et relus, annotés, étudiés pendant des décennies, fréquentés intimement au point de presque les tutoyer se nomment Proust, Flaubert, Dante, Kafka, Mallarmé, Chateaubriand… Nous héritons de ces « grands » écrivains qui ne représentent pourtant qu’une partie de nos maîtres, nous qui venons après eux, et après Barthes, et qui avons lu depuis Claude Simon, Marguerite Duras, Jean Genet, Nathalie Sarraute, Jean Rolin, Antoine Volodine, Hélène Cixous (pour parler de la seule littérature française)… tous absents de l’index des personnes. Les questions qu’il envisage, l’éventail des réponses qu’il propose — leurs réponses à ses questions —, il les a relevées dans leurs œuvres, leurs correspondances, leurs journaux, les biographies et les essais qui leur ont été consacrés. Son expérience est indirecte, écrire un roman est le fantasme qu’il met en scène, il le dit et le redit.
Admets cependant que le retournement de situations que Roland Barthes opère est périlleux : poser avant le travail romanesque, à titre de « préparation », les conduites, les doutes, les troubles, les découragements et les révélations des romanciers pendant et après qu’ils ont fini d’écrire. J’y vois une reprise en forme de spirale (cette figure qu’il aime) des courtes et admirables « Vies » de Sade et de Fourier qui concluent son essai Sade, Fourier, Loyola (sans « Vie » de Loyola, donc). Roland Barthes t’intimide… Lui, ce sont les romanciers qui l’intimident. Mais s’il est un vrai ou un faux timide, s’il joue de sa timidité comme d’une coquetterie ou d’une véritable délicatesse, je l’ignore. Cependant : tout au long de ces deux années de cours, on le voit régulièrement évoquer le roman intitulé Paradis que Philippe Sollers écrivait alors et dont on devine que la forme — sans ponctuation, sans blancs, sans paragraphes, sans chapitres — l’intrigue. Qu’est-ce que je fais là ? semble-t-il parfois se demander. Les romanciers ont-ils besoin de la critique ? — une question récurrente puisqu’il écrivait déjà dans sa préface à Éden, Éden, Éden de Pierre Guyotat : « tout le travail critique, théorique, en sera avancé, sans que le texte cesse jamais d’être séducteur : à la fois inclassable et indubitable [c’est moi qui souligne], repère nouveau et départ d’écriture ».
Admets également que ces cours, simplement transcrits, pas récrits par lui en vue d’une publication, offrent une image pleine de charme, à nous qui n’y avons pas assisté, de son attention aux petits soucis du quotidien universitaire : sonorisation et éclairage de la salle du Collège de France où il professe, et de la salle adjacente où s’installent ceux qui n’ont pas pu y entrer, confort matériel de ses auditeurs, réponses à leurs remarques, remerciements pour les références qui lui manquaient et que ceux-ci lui ont transmises entre deux cours. Et comment ne pas apprécier le ton plaisant des parenthèses et digressions qu’il consacre aux Trois Mousquetaires, à la composition du cocktail Alexandra, à son grand-père maternel qui voyageait en Afrique noire au moment même où Rimbaud explorait l’Abyssinie…
Mais si au matin de te lancer dans l’aventure romanesque tu poses à proximité de ta ramette de feuilles blanches, ou de ton cahier, ou de ton ordinateur, outre le livre épais de Barthes, les non moins imposants Mémoires d’outre-tombe d’un côté, Recherche du temps perdu de l’autre, tu risques en effet d’attendre longtemps avant d’oser écrire une première phrase tant le battement de leurs ailes contraindra ton imagination.
Et pourtant !
Ce que note Kerouac le samedi 18 février 1950 dément ce que je viens d’écrire, qui n’a finalement de valeur que dans le cadre défini par l’université : Roland Barthes, le Collège de France et une amitié respectueuse pour l’héritage littéraire.
Kerouac ne s’incline pas, il se fait épauler :
Maintenant, je commence à travailler sur mon Chad Gavin… [2] Suis resté chez moi ce soir, samedi, toujours une bonne nuit pour travailler, et j’ai commencé par lire 50 pages des « Possédés ». Puis j’ai écrit le premier jet du plan du chapitre pour Chad Gavin — Fait une promenade de six kilomètres à 5 h du matin. Lu 40 pages de « César Birotteau » (alias Balzac). J’ai pressé & pressé mon cerveau sur cette idée de « Route » depuis des années maintenant, pourtant lorsque Balzac recommande « de ne pas confondre les fermentations d’une tête vide avec la germination d’une idée », je sens qu’il se réfère à quelqu’un comme moi. Mais je fais de mon mieux. Perdu dans cette pensée, n’ai pas produit beaucoup de mots cette nuit. Mais l’intrigue de « Route » est riche en raison des « années » — pas d’autre raison.
J’interromps cette lettre pour aller écouter l’intégrale des trios à cordes de Beethoven donnée ce soir au château de Druyes Les Belles Fontaines que tu connais. À demain.
Hélas, chère Voïsava, malgré la beauté du lieu, un concert décevant. Pas d’âme, pas d’enjeu. Ni sur la scène ni dans la salle. Apathie et silence, la musique comme étouffe-sensibilité. Un Beethoven éteint, relégué loin de nous qui n’en étions plus que les orphelins sourds. Cela m’a rappelé le salon de thé au sommet d’une colline de Bergen où de jeunes musiciens, un après-midi de pluie, jouaient de la musique de chambre (Dvorak ?) qui se perdait dans les tasses entrechoquées et les conversations insensibles aux sortilèges de la savante mélancolie. Hier soir ça n’a pas fait tilt, pour reprendre l’expression de Barthes.
J’en reviens à Kerouac. Ses Journaux de bord te donneront, j’espère, l’élan dont tu as besoin pour mener à bien ton projet. Ce sont deux carnets de travail qui couvrent les années 1947 à 1954, période où il écrit Avant la route et Sur la route. As-tu lu ces deux romans ?
Avant la route raconte si vivement, si tendrement l’histoire de la famille Martin du début du XXe siècle jusqu’en 1947, que sitôt lu la première phrase — « Galloway est le nom de la petite ville » dans la traduction de 1990 ; « La petite ville s’appelle Galloway » dans la traduction révisée — tu ne le lâches plus jusqu’à la fin : l’enterrement du père George Martin dont le récit te fait pleurer comme si c’était ton père qu’on enterrait à nouveau. Un roman généreux (à mes yeux, c’est un pléonasme) qui donne sa chance à chaque personnage : l’amoureux éconduit, le footballeur novice, les filles rêveuses, les enfants fugueurs, l’adolescent solitaire, la mère nourricière, les amis qui trahissent, le père vieillissant, le fils ingrat, la fille perdue. La dernière scène où le jeune Peter Martin prend la route par une nuit pluvieuse annonce d’ailleurs Sur la route dont la version originale commence ainsi : « J’ai rencontré rencontré Neal pas très longtemps après la mort de mon père… »
À chaque roman son « journal de bord », sa « préparation », sa gestation plus ou moins longue, son atmosphère de travail, son climat. Dans le journal de bord d’Avant la route, tu liras les réponses de Jack Kerouac aux questions posées par Roland Barthes. Il ne résout pas un théorique « comment faire (au mieux) ? » mais raconte : voilà comment je fais au jour le jour, comment j’avance dans le premier roman que j’écris, combien de mots j’ai écrit cette nuit, et la nuit suivante et celle d’après, voilà quel retard j’ai pris par rapport au nombre de pages que je m’étais promis d’écrire avant telle date, voilà pourquoi je ferais mieux de ne pas sortir boire et discuter toute la nuit avec les amis si je veux garder les idées claires, voilà comment soudain le roman avance à fond de train balayant sur son passage toutes mes hésitations, et d’autres fois tombe en panne ce qui me désespère — tout cela noté sur la table de la cuisine du logement d’Ozone Park, un quartier ouvrier du Queens, New York, côte Est, où Jack Kerouac vivait avec sa mère, veuve, qui travaillait dans une fabrique de chaussures. Avant la route paraît en 1950.
C’est une aventure bien différente d’écrire Sur la route annoncé le 23 août 1948 alors qu’il est encore en plein travail d’Avant la route :
J’ai un autre roman en tête — « Sur la route » — auquel je ne cesse de penser : deux types qui font du stop jusqu’en Californie à la recherche de quelque chose qu’ils ne trouvent pas vraiment et qui se perdent en route, et qui reviennent avec l’espoir de quelque chose d’autre. Je suis aussi en train de trouver un nouveau principe d’écriture. J’y reviendrai.
Réannoncé le mardi 1er juin 1949 :
Je pense faire de « Sur la route » une vaste histoire de ceux que je connais ainsi qu’une étude de la pluie et des fleuves.
À cette époque, Jack Kerouac entreprend ses premiers grands déplacements, seul ou avec Neal Cassidy dont Sur la route trace en contrepoint le portrait. Ce journal de bord n’est ni un récit de voyage ni le compte rendu des trajets entrepris par un écrivain scrupuleux en vue de documenter le projet qu’il a en tête. Sur les pages de son carnet il note le nom des États, des régions, des villes et villages qu’il traverse, les températures du jour et de la nuit, les couleurs de la terre, du ciel, les odeurs de la mer. Il détaille ce qu’il a sous les yeux : les paysages et leur habitat — maisons, fermes, taudis, bicoques, granges, écuries —, leur faune et leur flore spécifiques, le contraste entre les centres urbains et les grands espaces, entre les terres agricoles et les déserts, entre les plaines et les montagnes, et sur quatre mille kilomètres le passage de l’un à l’autre est continuel. Qu’il voyage en car, en train, en voiture collective ou en camion, il décrit les conducteurs, les passagers, les inconnus qu’il aperçoit au loin, ceux avec qui il discute dans les gares routières, les stations-service, les bars, les saloons. Les fleuves le fascinent : le Merrimack (qui traverse Lowell, sa ville natale), le Mississippi (le père des fleuves), le Missouri (le Big Muddy) et tout ce qui appartient au cycle de l’eau : océans, pluies, nuages, rivières, marécages, étangs, puits. Il décrit les sorties de villes, les abords des gares, les lieux où il marche, se repose, attend, rêve sous les étoiles, pleure de désespoir, s’endort — mille détails d’un contre-romantisme. Ces notations n’opèrent pas une déconstruction du monde par le regard, elles forment le recensement des choses perçues qui vont constituant peu à peu son texte : une succession de courses rapides, effrénées à travers un continent qu’il parcourt d’est en ouest, de l’Atlantique au Pacifique, de New York à San Francisco et retour. D’un rivage à l’autre, d’un climat à un autre, d’une altitude à l’autre, d’une autoroute à un chemin de terre. Il n’a pas de destination à proprement parler, il avance jusqu’au point ultime de l’au-delà terrestre, la mer infranchissable, limite horizontale du jeu un deux trois soleil ! avec la mort.
Ce qu’il recherche ce sont les images. Écrire n’est pas pour lui une question de style mais de « visions » auxquelles il n’accède qu’à force de milliers de kilomètres parcourus, d’une dissolution du moi individuel dans les paysages urbains ou désertiques, dans l’alcool et la drogue, dans la solitude et la fatigue, dans un total abandon aux nuits éparpillées sur le bord de la route.
Mieux vaut continuer avec les faits, dont la poésie parle d’elle-même, et suffisamment souvent, finalement, pour accumuler une sorte d’epos en somme. Et attendre un signe, une transe, une vision de l’or — et attendre le travail.
Il recherche l’adéquation entre l’instant qu’il vit, le lieu où il se trouve et ce qu’il voit. Être quelque part. Avoir conscience qu’il est là, à Rocky Mount ou à Denver, dans le Middle West ou les Hautes Plaines. À dormir dans une chambre d’hôtel misérable, à voler des pommes dans une épicerie parce qu’il a faim et qu’il n’a plus d’argent, à faire du stop sous l’auvent d’une station-service, à rêver d’une femme qu’il aimerait. Lui comme élément — humain voyant, lisant, parlant, écrivant — de l’expérience en cours au même titre qu’un wagon de chemin de fer ou un bois flottant.
Le lendemain à minuit, j’ai pris le car pour Washington [le Washington de la côte est] ; une fois là-bas, j’ai un peu traîné, fait un détour par Blue Ridge ; entendu l’oiseau de Shenandoah, visité le tombeau de Stonewall Jackson ; au crépuscule, je suis allé cracher mes poumons dans le Kanawha, et j’ai déambulé dans la nuit de Charleston, en Virginie, ambiance cul-terreux. À minuit, j’étais à Ashland dans le Kentucky, fille solitaire sous la marquise d’un cinéma fermé. L’Ohio, sombre et mystérieux, Cincinnati à l’aube. Et puis, de nouveau, les champs de l’Indiana, et l’après-midi Saint Louis, dans son éternel berceau de nuages au-dessus de la vallée. Les pavés boueux, et les troncs d’arbres du Montana, les vapeurs fracassés, les panneaux de signalisation vétustes, l’herbe, les cordages, le long du fleuve. La nuit, le Missouri, les champs du Kansas, les vaches nocturnes au secret des grands espaces, les villages gros comme des boîtes d’allumettes, la mer au bout de chaque rue, l’aube sur Abilene.
Il écrit Sur la route à force de visions et de lectures. De patience et d’humilité. Il n’en finit pas de commencer et de recommencer. Il n’en finit pas de rompre avec ce qu’il sait écrire, avec comment on écrit, doit écrire. Thoreau, Melville, Twain l’ont accompagné jusque-là, il est désormais seul. Tentatives de ressaisir ce qui excède sa pensée créatrice et la déborde, des discours empreints d’un mysticisme panthéiste expriment les recompositions mentales par où en passe sa refondation de la construction romanesque. La matière qu’il rassemble donne sa forme à ce dont il a l’idée : un récit « en direct », brut, sans commentaires. Le monde où les hommes vivent, tel qu’il le voit, tel qu’il lui arrive. « Je suis véritablement prêt à être consciencieux », note-t-il — on a l’impression d’entendre Van Gogh. Il lit à la machette : Thomas Wolfe, Sinclair Lewis, James Joyce, Walt Whitman, Shakespeare, Stendhal, Dante, Blake, Dickens, Balzac, Taine, Lorca, Dostoïevski qu’il nomme familièrement « Dusty ».
Ces journaux de bord composent une image de Jack Kerouac bien étrangère aux clichés de l’écrivain improvisant au fil d’une plume divagante. « Vagabond solitaire » ou « clochard céleste », il a une perception aiguë de sa quête d’une nouvelle façon de voir et de décrire le monde, et met chaque jour sa vie et sa pensée en jeu dans la balance des mots. Des amorces de scènes, de dialogues traversent ces pages, pistes d’envol d’où décollera ce dont il veut faire le récit. La route l’emporte, il en est le scripteur, l’espace est le véhicule qui l’éloigne de tout ce qu’il hait : le rêve américain, la famille petite-bourgeoise, les pavillons de banlieue et le luxe de Manhattan, la société de crédit et de consommation, la suspicion comme mode de relation, la culture comme compensation aux espoirs négligés, oubliés, enterrés.
Ne crois pas que nous soyons rendus loin de Barthes, écoute ce que l’un et l’autre disent de la possible disparition de la littérature. Kerouac : « Un art meurt quand il se décrit plutôt que de décrire la vie. » Et Barthes : « Il faudrait que l’œuvre à faire cesse d’être, ou ne soit que discrètement, un discours de l’œuvre sur l’œuvre… » Leur constat identique rappelle ce conseil de Matisse à ses élèves : « Ne dessinez pas un œil, dessinez un regard. Ne dessinez pas un bras, dessinez un geste. »
Oh oh, chère Voïsava, ma lettre n’en finit pas et le facteur ne va pas tarder. J’entends le moteur de sa camionnette sur la colline aux Cerisiers. Il redescendra bientôt par la rue de la Fontaine où vivent mes voisins et amis les plus proches, longera le lavoir de la Femme battue puis remontera par le bois aux Jonquilles, je le verrai alors apparaître au bout du chemin, peut-être m’apportera-t-il une lettre de toi qui me donnera des nouvelles de ton retour au pays.
Avec mon affection.
PS. Ci-joint quelques citations que j’ai relevées ici et là dans les Journaux de bord et affichées au-dessus de ma table de travail.
Ma vie est un effort permanent pour atteindre la perfection du doute —
Aussi ce ne sont pas les « valeurs éternelles » qui m’inquiètent, ce sont tous les moments en miettes, des milliers d’entre eux qui chutent comme des flocons de neige autour de nos têtes, tous magnifiques, chacun différent, chacun « éternel » aussi… mais sans nom. Et ils ne cessent de chuter, jusqu’à ce que la pureté de notre compréhension des choses éternelles soit obscurcie dans une tempête de neige de réalité, jusqu’à ce que des « impuretés » indistinctes s’accumulent sur nos têtes.
Ce soir, après le boudoir, j’ai vu un vieux Noir traînant les pieds dans le métro comme s’il marchait au milieu des champs de maïs en Caroline, et tout mon amour du monde est revenu.
Un jour viendra lorsque l’excitation de la narration sera abandonnée à sa parente le plus proche, sa cousine, la pornographie, et les auteurs à l’imagination exacte seront libres, comme Joyce s’est senti libre de le faire, de dérouler leurs capricieux linceuls sur l’énigme du conte en train d’être conté.
L’expérience de la vie est une série régulière de déviations qui finit par produire un désespoir circulaire.
Vous n’écrivez pas un livre tant que vous n’avez pas commencé à prendre des libertés avec lui.
(Ah ! — je ne veux pas être réduit au genre d’écriture qui rend la fatalité implicite sans jamais avoir à la mentionner directement.)
Je suis sérieux sur ce point. Je veux en parler. Je veux communiquer avec Dostoïevski au Ciel et poser des questions au vieux Melville s’il est toujours découragé, et demander à Wolfe pourquoi il s’est laissé mourir à 38 ans.
Tout simplement, certaines personnes sont faites pour souhaiter être autres qu’elles ne sont, uniquement pour pouvoir souhaiter, souhaiter, souhaiter.
Le vieux Noir avait, dans la poche de sa veste, une canette de bière qu’il était en train d’ouvrir ; et le vieux Blanc jetait un regard envieux sur la canette & fouillait sa poche pour voir s’il avait de quoi s’en acheter une.
Oh, comme je suis mort, cette nuit-là !
La seule chose qui soit intéressante, c’est l’action d’un homme qui sait tout de l’inaction et du chagrin (à ce niveau).
Pendant que j’écris, un sifflement triste, répété et bouleversant, retentit dans la nuit venteuse, dehors. Ah, machine ! Rien ne peut te sauver ! Et les vents font trembler de terreur la vitre. Mais ici, à l’intérieur de moi, tout va bien. Il n’y a rien d’autre que le talent de l’âme faisant son métier dans l’atelier.
Par conséquent, en écrivant, il n’est pas convenable de se quereller avec les faits ou de se colleter avec eux en raison d’une impression maussade d’avoir été « laissé à l’écart » ou quelque chose comme ça. Joignez-vous aux faits ! C’est comme se joindre à l’humanité.
Ne vous rendez pas dingue avec les difficiles et misérables découvertes de votre « moi véritable » —
Je suis Rubens… et voici mes Pays-Bas au-dessous des marches de l’église. Ici, je vais apprendre le Jour.