Sébastien Kérel | Einstein, Recoleta, 2004

Einstein, Recoleta, 2004

À cinq heures la nuit abat sa hache d’obsidienne sur Recoleta, là où
nul archéologue n’exhumera jamais la forme dynastique d’un palais
mais des cabanes d’Indiens, leurs murs de béton aujourd’hui lézardés
avec le contrat social, leurs bicoques qui cultivent des tulipes d’occasion
sur leurs rares balcons s’ennuyant vers la rue, comme si le bonheur croissait
avec férocité dans l’urne de l’avenir. J’étais sorti, l’esprit vide,
au bout de la ligne de métro tendue comme une corde depuis
le Centro Historico avec ses statues de conquistadors, ayant le goût
de ces Syrtes où ne pousse pas même l’ilve bleue, à marcher sans but
entre les fissures endettées du bitume. Le long de l’avenue principale
des portes rouillées tombaient comme la faim sur les boutiques
qui ne rouvriraient plus avant un éventuel printemps, leur postérité

décorée de panneaux « À vendre » ou de graffiti aux couleurs vives,
fleurs ou instruments de musique : un saxophone jaune jouait
éternellement dans le vide après les notes bleues du Carnegie Hall
quelque part sur la lune. Sur un terrain vague hirsute dont les grilles
retournaient leurs griffes vers la cour comme dans une prison, des gamins
faisaient rouler des billes aussi laiteuses qu’une lune de Saturne, courant
après leurs petites lunes de verre sous un buisson, fuyant la galaxie
de l’école et sa géométrie sociale vers leur ultime défaite – leurs yeux
une autre lune à la pierre plus noire, cavalant au pied de grandes lettres
crachées sur le béton brut dans un langage barbare ignoré
de tous les manuels scolaires, un défi aux pupitres de Rome. Je les entendis
siffler au moment où je passais : à l’école Einstein aussi craignait ses maîtres,

la craie criant sur le tableau noir. Un homme bricolait une vieille Ford ointe
dans un bain d’huile pour son sacrement mensuel dans le cimetière
des autos à ciel ouvert, redoutant la lente descente depuis la croix d’un jour
pâle et gris sur Einstein dans sa géométrie d’école primaire, son épidémie
de pharmacies franchisées contre le virus du chômage, et au coin
de la Colonia je parlai à des légions d’hommes seuls, debout
dans des corps résignés qui espéraient le repos comme une drogue
ou une police d’assurances après un incendie, et tel un étudiant trouvai
une gare dans la faillite des collines. Par la bouche du métro sortaient
usines et hangars, leur clameur anarchique s’échappant comme le flot
entre deux falaises dans quelque fjord du Grand Nord – un mardi soir
banal dans une banlieue fatiguée de Santiago, où les fenêtres

se barricadaient derrière des claires-voies de fer. Le char d’assaut lui aussi
s’endimanche dans son treillis de luxe, et quand j’entrai dans le trou lumineux
d’une épicerie pour du pain et du fromage la nuit retomba plus lourde
que le capot de la vieille Ford. Je posai mon butin sur la froide table d’acier
d’une de ces autos qui à la nuit semblent hanter Recoleta, tels des fantômes
de métal revenus de quelque château des Asturies reposer dans la diagonale
désormais déserte. Et dans ces rues inquiètes où l’oubli se commande
d’un déclic d’interrupteur, je n’avais d’autre appui que cette tôle anonyme
refroidie après le trajet depuis le hangar sans toit d’une zone industrielle
au bout de l’Autopista Central, un corps étranger enveloppé
dans la parenthèse de son nom loin de sa province d’Europe, tandis
que des nuages rebelles prenaient d’assaut la Cordillère des Andes.

 


Sébastien Kérel est un hétéronyme. Il est né dans une petite ville de l’Est où enseigna Verlaine, à qui Hugo reconnut quelque grâce à propos d’une colline. Après des études à Paris, il est comptable dans une maison de négoce parisienne, puis s’envole au Maroc où on le retrouve chef de projet dans une ONG. Il a publié un livre chez Riveneuve, et en revues chez Buchet-Chastel, dans le Nouveau Recueil, Sud, ou La Polygraphe. Son ombre est sociologue dans l’enseignement supérieur et porte à l’état-civil le nom de Sébastien Dubois.

8 mai 2016
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