Eric Pessan | Illogisme brûlant

(En guise de conclusion)

C’est Dow Jones, je crois, qui propose de jouer un disque. Pour détendre l’atmosphère, plaisante-t-il. Hang Seng approuve et se met à fureter dans mes piles de cd. Nasdaq veut un truc qui se danse. Nikkei aurait préféré de la musique plus spirituelle, un requiem ou une messe. Ils commencent à me courir, tous, avec leurs désirs incessants. Déjà, mon bar en a pris un coup. Les bouteilles de whisky et de vodka gisent sur le ventre, vidées. Le rhum va bientôt connaître le même sort.
Nous avions convenu de nous rencontrer pour évoquer l’économie du livre, je me permets de rappeler, pour parler des mutations : les fusions, internet, le e-book, l’affaiblissement des librairies, tout le tintouin, quoi ! Bovespa éclate d’un petit rire bref et trop aigu. Cac40 se renfrogne dans mon fauteuil. Depuis le début de la soirée, il n’a de toute façon pas ouvert la bouche.
Où en étions-nous ? s’informe Nasdaq tandis que Hang Seng, dépité, renonce à mettre de la musique. Où trouvez-vous ces disques-là ? me demande-t-il, Je ne connais pas un seul nom.
Peu importe, je réponds, ce sont des indépendants pour la plupart. J’explique que j’aimerais bien en revenir au cœur du débat, ma proposition est accueillie par des soupirs résignés.
Éponyme, je dis.
Grands abaissements des épaules, toux gênées, regards compassionnels. La revue était trop luxe, trop ambitieuse, un peu comme une danseuse. C’est cher une danseuse, ricane Nasdaq. Sourires de connivence, relâchement de la pression. Visiblement, ils préfèrent que je change de sujet. Ont peur que je me mette à pleurer, ou quoi ? C’est triste, tente Hang Seng, mais on sent bien à sa voix que le cœur n’y est pas. La vie et la mort d’une micro-revue de création, vraiment, cela ne l’empêchera pas de s’inquiéter des taux du baril de brut. 95,71 dollars aux dernières nouvelles. On l’a échappé belle.
Je commets l’erreur de réfléchir une minute à ma prochaine question. Nikkei en profite pour se lever, il fourrage dans le frigo, il cherche de la menthe pour faire des mojitos avec le rhum. Je lui dis que la menthe est dans le jardin. Je ne l’achète pas en barquette, je la fais pousser. Il soulève un sourcil incrédule en ma direction, semble désemparé une seconde à l’idée de devoir cueillir une plante par lui-même. Les ciseaux sont suspendus au-dessus de l’évier, j’explique, en vain puisqu’il se rabat sur le citron vert qu’il a déniché dans le bac à légumes. P’tit punch, fait-il. Bovespa se propose pour la préparation. Cac40 demande si j’ai prévu un truc à grignoter. Hang Seng semble s’être assoupi dans le canapé. Un portable sonne. Je me mets en colère, j’avais demandé à ce que les téléphones soient coupés, au moins le temps du débat.
« L’illogisme brûlant », je dis. « Cette flamme qui consume cette saloperie de logique. » Et j’explique qu’il s’agit d’une citation de Samuel Beckett au sujet des écrits de mystiques médiévaux. Je demande si la littérature et l’art de manière générale sont une flamme qui consume cette saloperie de logique ? Silence consterné. Nikkei me sourit comme on sourit à un bébé qui vient de faire son rot. Nasdaq fait Ouh là là. Bovespa et Cac40 apportent les verres et des cacahouètes trouvées dans le placard de la cuisine. D’une voix trop lente et trop calme, Nikkei m’explique que l’économie culturelle ne diffère en rien de l’économie globale. Aucune flamme, la même logique : la primauté de la liberté individuelle est un principe absolu qui s’applique à tous les domaines de la vie en société, l’économie n’est qu’un des domaines de l’activité humaine où l’État n’a pas de légitimité à intervenir autrement que comme un acteur économique sans privilèges particuliers. Sa tirade achevée, Nikkei siffle son verre d’un coup. Si quelqu’un veut être artiste ou écrivain, il propose ses œuvres à la concurrence. Si quelqu’un veut être éditeur ou galeriste, il doit sélectionner les meilleurs artistes et écrivains pour imposer sa présence sur le libre marché, récite Nasdaq d’un air absent. On sent que ces mots n’ont plus de saveur dans sa bouche qui les a si souvent répétés. La revue Éponyme, toute microscopique qu’elle soit, n’a pas trouvé de niche marketing où elle aurait pu s’épanouir. J’aurais dû étudier le marché avant de me lancer dans un truc pareil. Une revue de création artistique et littéraire, ce n’est pas viable. Sélection naturelle par l’économie, conclut-il. Ouais, éructe Bovespa ce qui réveille Hang Seng en sursaut. Totalement désorienté, les yeux moitiés ouverts, ce dernier regarde autour de lui, à deux doigts de la panique. La présence de ses collègues le rassure. Cac40 tousse, une cacahouète est mal passée. Heureusement le bonhomme est solide, aucun risque qu’il ne s’étouffe dans mon salon. Nikkei lui flanche une grande claque entre les omoplates, une cacahouète demi mâchée vole au travers de la pièce. J’évite de penser au ménage qu’il faudra faire demain.
Que souhaitent les artistes ? demande Hang Seng visiblement réveillé : du succès, de la reconnaissance. Eh bien ils n’ont qu’à s’engager totalement, flairer le marché, faire des études, définir les prospects, créer des alcôves. Plutôt que de toujours tergiverser. « Jamais avant il n’était allé jusqu’à se présenter d’une façon définitive comme candidat à un emploi spécifié. Jusqu’alors il s’était contenté de s’exposer vaguement, en prenant des poses distantes, robustes et dégoûtées, aux abords des marchés d’esclaves les plus en vue, ou de se laisser mollement ballotter d’agence en agence ; vie de chien sans les prérogatives d’un chien », récite-t-il rapidement, et, d’un grand sourire, il livre ses sources : Beckett, Murphy. Je ravale ma colère, comprends que Beckett ne m’appartient pas plus qu’à eux, que le débat était faussé à l’avance, que rien de ce que je pourrai dire ne changera quoi que ce soit. Bruit de tire-bouchon dans la cuisine, les alcools forts sont finis, Bovespa s’attaque à ma cave. Il a débouché la bouteille achetée le jour de la naissance de ma fille, celle que je me promettais de boire avec elle pour ses 18 ans.
Sourire radieux, il me tend un verre. Au fait ? Et votre revue…heu… Éponyme… Ça marche ? Incrédule, je le regarde en me demandant s’il se fout de moi. Mais non, il a visiblement totalement oublié le sujet de la conversation. Le monde, si rapide, requiert son attention, Bovespa ne peut s’encombrer la mémoire de choses aussi futiles qu’une revue publiée à Nantes. Perplexe, il me renvoie mon regard, il ne comprend pas pourquoi je me suis figé. Pourquoi j’ai serré mon poing. Il demeure une seconde figé, la bouteille à une main, quatre verres à pied renversés glissés entre les phalanges de l’autre. Votre revue, répète-t-il étourdi, Vous en vendez ?
Ce qui déclenche l’hilarité générale.
(Eric Pessan)

3 février 2008
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