Eric Pessan | Une trentaine de livres à la traîne
Voici quinze ans, à la demande d’une revue, j’avais listé les 10 disques à emporter sur une île déserte. Je n’ai plus cette revue, je ne peux donc vérifier ce que j’avais répondu. Je pressens pourtant que si l’on me posait la question aujourd’hui, des 10 disques initiaux il n’y en aurait pas plus de deux ou trois qui resteraient. Alors, plutôt qu’une sélection impossible des 30 meilleurs livres de ma bibliothèque, j’ai préféré un parcours, chronologique, détaillant comment les goûts et le regard changent. Tous ces livres, je les ai lus à une certaine époque, c’est une immense banalité de l’écrire, tous ont été importants. Certains seulement le sont encore. J’en ai relu quelques-uns, il serait impossible d’en relire d’autres tant ils me paraissent aujourd’hui étrangers.
Trente livres donc. Je me suis donné une heure pour les assembler – et m’en tenir à mon choix – avec l’intuition que si j’y passais trop de temps, le regret s’en mêlerait et rendrait la sélection impossible. Les livres, chez moi, sont répartis dans plusieurs endroits, j’ai fouillé. J’ai réalisé tout d’abord que nombreux livres qui comptent, je ne les possède pas. Soient qu’ils aient été empruntés en bibliothèque, soient que des amis indélicats ne me les ont jamais rendus. Je suis certain d’avoir acheté une bonne demi-douzaine de fois La Métamorphose de Franz Kafka, et pourtant je ne l’ai pas retrouvé.
Trente livres que j’ai essayé d’abouter sans prendre de pose, en étant le plus sincère possible. Je me souviens d’une rencontre très désagréable, nous étions une dizaine de jeunes romanciers, on nous demandait de citer nos lectures fondatrices, et tout le monde évoquait Lautréamont, Flaubert, Nietzsche ou Proust avec des vibratos dans la voix. Par provocation, mais aussi parce que c’est là qu’est en partie né mon goût de lire, mon tour venu j’avais parlé de Pif Gadget.
Lire, écrit Italo Calvino dans Si par une nuit d’hiver un voyageur, c’est aller à la rencontre d’une chose qui va exister. Tous ces livres ont existé. Fortement. Ils m’ont chaviré d’une façon ou d’autre autre.
Mon choix est partiel, hasardeux (je me rends compte écrivant ce texte que j’ai oublié Calvino, justement). Il manquerait donc la toute première étape, qu’il serait facile de retrouver : la bd. Les Tintin, Spirou, le Pif que mes parents achetaient au journaux-tabac chaque semaine, et ensuite les super-héros – de la Marvel, j’avais une aversion pour DC Comics à l’exception de Batman.
En parallèle des bd, j’ai vraiment commencé à lire (sans aucune contrainte scolaire, j’entends) dans la bibliothèque rose. Clan des 7, Club des cinq. Au début des années 80, j’ai dix ans, je découvre la science-fiction. Très longtemps, ma préférence ira vers Clifford D. Simak, sans doute parce que son univers n’est pas guerrier. Les extraterrestres débarquent et l’on n’arrive pas à communiquer. L’altérité fondamentale est au centre de ses romans.
Plus tard je lirai Philip K. Dick qui dira la même chose, mais d’une manière plus radicale : l’altérité n’est pas seulement l’autre, elle est en soi. Je serai prêt à recevoir Albert Camus et à être bouleversé et changé par cette lecture.
Bien qu’ayant une préférence pour la SF, je vais lire aussi du fantastique. Lovecraft, et l’incontournable Stephen King. J’ai consacré un livre entier à ma lecture du Shining [1] , ma dette est réelle.
Je grandis. Les livres, j’en étudie certains au collège puis au lycée. Malgré le cadre scolaire je découvre des auteurs que je vais continuer à lire en dehors des cours : Giono et Mauriac (ce dernier incontournable pour qui fait ses études à Bordeaux). Au lycée, en parallèle – et outre Camus déjà cité et d’une importance capitale pour moi –, je découvre des auteurs qui se sont servis du fantastique non plus comme finalité mais comme moyen : Gogol, Borges, Kafka (mais aussi Buzzati, Calvino, Kadaré). C’est à cette époque, je le réalise aujourd’hui, que je lis des livres qui aujourd’hui encore demeurent en moi, des livres essentiels.
1999. J’ai fini mes études. Je viens m’installer à Nantes, je suis dans la vie active, comme l’on dit, mes amis vont à la fac, ils continuent tous leurs études. Je suis le seul à m’arrêter si vite. Alors, pour compenser, je lis. Tout. Dans le désordre. Je lis Don Quichotte et m’émerveille de la liberté de Cervantès, je lis Bataille et suis frappé de sa ténébreuse électricité, je lis Beckett péniblement, m’y reprenant à plusieurs reprise avant que la compréhension ne cède, avant de saisir qu’il faut se laisser emporter par l’émotion d’une phrase. Pour comprendre, je réalise, il faut parfois accepter de ne pas comprendre. Je lis le nouveau roman. Je lis Butor, Sarraute, Duras, Robbe-Grillet. Une amie très germanophile me prête ses livres de Jünger (qui m’ennuiera souvent) et de Bernhard (dont la phrase – maniaque et cyclique – va tellement me marquer que j’aurai du mal à m’en défaire).
C’est à la même période que je vais lire Herman Melville : Moby Dick le roman univers, et Bartleby, une nouvelle que je m’efforcerai d’imiter dans mes écritures débutantes.
Et une autre rencontre décisive à mes yeux, celle d’Henri Michaux. Une œuvre que je ne cesse de lire et relire depuis.
J’ai vingt-cinq ans. Au moment où je me dis qu’il serait temps d’écrire un roman jusqu’à son terme, je me découvre des aînés, des auteurs à peine plus âgés que moi (dix ans maximum) dont les romans sont établis à la croisé des genres où j’aimerais établir les miens : Eric Faye et Antoine Volodine, par exemple.
Plus récemment, je lis Antonio Lobo Antunes, le choc me conduit au Portugal. Il y a aussi des auteurs que je lis, de façon très éparses, mais dont les œuvres m’accompagnent depuis longtemps : Louis Calaferte. Il y a des livres qui posent des jalons : Primo Levi. Il y a la poésie de Fernando Pessoa...
A ma sélection, je me rends compte, il manquerait la Bible. La Bible que j’ai lue et relue– non pas du point de vue du croyant que je ne suis pas – mais comme un incomparable creuset d’histoires, une base, commune, à toutes les fictions.
Durant l’écriture de ce court texte, des douzaines d’auteurs ou d’ouvrages me sont revenus en tête. Assembler trente livres n’est pas possible. Tant pis, ce parcours en vaut bien un autre. Si je devais me livrer au même exercice demain, de nombreux ouvrages – j’en ai la certitude – seraient remplacés par d’autres. Je regarde la liste ci-dessous, elle ne dit rien, en fait. Les titres sont presque convenus. Dresser la liste, c’est risquer la banalité. Peu importe, ces livres ne sont pas qu’une liste, ils sont en moi.
1 – Les cinq et le rayon Z. Enid Blyton
2 - Demain les chiens. Clifford D. Simak
3 - Fahrenheit 451. Ray Bradbury
4 - Le maître du haut château. Philip K. Dick
5 – Légendes du mythe de Cthulhu. Howard Philip Lovecraft
6 – The Shining. Stephen King
7 – Nouvelles histoires extraordinaires. Edgar Poe
8 – Ravage. Barjavel
9 – Regain. Jean Giono
10 – Le baiser au lépreux. François Mauriac
11 – L’étranger. Albert Camus
12 – Le journal d’un fou. Nicolas Gogol
13 – Le désert des tartares. Dino Buzzati
14 – Le procès. Franz Kafka
15 – Fictions. Jorge Luis Borges
16 – Don Quichotte de la Manche. Miguel de Cervantès
17 – Histoire de l’œil. Georges Bataille
18 – Molloy. Samuel Beckett
19 – La modification. Michel Butor
20 – Corrections. Thomas Bernhard
21 - Batleby le scribe. Herman Melville
22 – Moby Dick. Herman Melville
23 – Ailleurs. Henri Michaux
24 – Poteaux d’angle. Henri Michaux
25 – Les lumières fossiles. Eric Faye
26 – Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze. Antoine Volodine
27 – Le Cul de Judas. Antonio Lobo Antunes
28 – C’est la guerre. Louis Calaferte
29 – Si c’est un homme. Primo Levi
30 – Le gardeur de troupeaux. Fernando Pessoa
[1] Ôter les masques, éditions Cécile Defaut, 2012.