Eric Rondepierre, La Nuit Cinéma
Le roman d’Eric Rondepierre La Nuit Cinéma trouve toute sa place dans la collection Fiction & Cie, fondée par Denis Roche et aujourd’hui dirigée par Bernard Comment. Le roman d’un artiste contemporain, le roman d’un photographe travaillant notamment sur les images de cinéma, un roman semé d’interstices et de clandestinité, voici qui semblait appartenir à cette collection.
D’Eric Rondepierre on connaissait le travail artistique. On avait salué ici même la sortie chez Léo Scheer d’une belle monographie. Ce roman vient plus encore troubler le portrait (en nécessaire anamorphose) d’un artiste qui mériterait une autre place dans le monde enchanté de l’art contemporain.
Un roman donc. Oui, un roman. C’est la couverture qui le dit. Mais un roman en forme de croche-patte pour le lecteur. Voici le récit d’un homme embarqué dans les sous-sols de l’Europe en guerre par une étrange organisation secrète, le CIRC. Une plongée dans un monde en crise, le Balkans, un monde en guerre, la Yougoslavie. Dans cet univers, il reste peut-être des images à sauver. C’est le credo du charismatique chef du CIRC, Hervé (bientôt R.V.) qui embarque le narrateur dans cette aventure hasardeuse. L’aventure hasardeuse d’un narrateur, un narrateur au hasard de l’Histoire, des histoires et des images de cinéma.
Dans ce monde souterrain des Balkans pilonnés, le narrateur observe les images et désapprend à regarder. Il découvre en silence, dans l’attente et la peur, le corps des films, les pellicules de photogrammes qui n’attendent plus aucune projection. Elles sont oubliées dans les caves de l’histoire.
C’est l’histoire de cet homme dans les caves de l’Histoire. Le récit d’un monde intermédiaire où tout peut arriver, où tout peut surgir dans la surprise ou l’incongruité, ce monde où l’impensable devient vite plausible n’est pas seulement le cinéma... c’est également le monde balkanique dans lequel rien n’est impossible. Les voyages entre Skopje, Leskovac, Prizen ou Belgrade, entre la Slovénie, La Macédoine ou le Kosovo, rappellent parfois les descriptions et les récits de François Maspéro dans Balkans-Transit. Un monde toujours en bordure.
« Quelquefois nous plongions dans la nuit fraîche et humide, d’autres fois, plus rarement, nous sortions dans le jour chaud. La vrille du vent maintenait l’espace en état d’alerte, serré dans la légende brutale d’un monde sans mutation. Au centre des rues, il y avait une traînée noire bordée d’huile et à l’entrée de chaque artère le bain lourd des voitures avec ce bruit de marteau-piqueur jailli des entrailles de la terre. J’aimais à suivre les gens des rues, scellés comme des secrets, les toucher avec mon œil, mais ils ne semblaient pas en être affectés. » (La Nuit Cinéma, p.117)
Mais la clandestinité de La Nuit Cinéma est surtout celle du regard. Le regard clandestin du narrateur sur les images contre les règles de son groupe souterrain. Le roman devient également une véritable autobiographie du regard et par une oblicité maligne une incursion dans le travail photographique de l’artiste Eric Rondepierre. Les flux souterrains du cinéma sont ici un tohu-bohu entre le photogramme et la projection, la conservation et la diffusion, l’intact et la manipulation. Ils permettent à l’écrivain de tracer quelques lignes indiscrètes de ses propres œuvres photographiques : la collecte des photogrammes « noirs » au cœur des films comme un tissu celluloïd de rupture et de dysfonctionnement dans la pellicule ; les espaces de séparation entre les images qui renversent la « teneur figurative » des images ; un regard aigu sur les bandes-annonces des films : les images sur lesquels les mots se dévoilent. Les mots en fragments font apparaître dans l’aléa même de l’apparition et de la coupure un autre sens. Un autre sens du mot (coupé, brisé). Un autre sens de l’image avec / par cette brisure même.
« Il s’agissait d’un film américain des années quarante ou cinquante, cette époque bénie où les films populaires étaient d’une incroyable richesse. Je lui passais une fois la bande à vitesse normale, sur la table de montage 35 du QG (une vieille Steinbeck). Un personnage ouvre une fenêtre : Joan Crawford, dit le texte qui arrive sur l’image. Puis je passai la bande une deuxième fois, stoppant le film sur l’instant précédant de quelques images l’arrivée du nom. Je tirai le ruban à la main, au ralenti, image après image, de façon à ce qu’elle pût voir se former une grosse tache blanche dans la partie inférieure du visage. Je m’arrêtai dessus. En fait, c’était le nom de l’actrice encore illisible. Mais quiconque n’aurait pas vu la bande se serait demandé ce que venait faire ce trou blanc aux courbes bien dessinées, à l’endroit où l’actrice ouvrait la bouche. Joan Crawford, dont l’arrêt sur image accentuait le regard ébahi, se voyait empêchée de parler par son propre nom amalgamé au niveau inférieur du visage.
Eva trouvait cette image violente.
En effet, la violence insaisissable à la vitesse normale apparaissait tout à coup. Bouche bâillonnée, œil exorbité, tout ça sans toucher à rien d’autre qu’à la vitesse du déroulement du film. » (La Nuit Cinéma, p. 82)
Exploration d’une pratique artistique ? Réflexion sur le cinéma et sur l’art contemporain ? Tentative de description de son propre regard en acte ? Tout cela à la fois dans La Nuit Cinéma. Tout cela et tout à fait autre chose. Car à trop vouloir y voir un manuel pratique d’explication des images d’Eric Rondepierre, on oublierait presque la leçon des interstices, ces « zones qui se dérobent au regard du spectateur » (p. 90). On oublierait également la leçon de Raymond Roussel. Avec Comment j’ai écrit certains de mes livres, il faisait croire au lecteur incrédule une clé définitive pour comprendre son œuvre alors que le livre, ne livrant finalement rien, prolonge une chausse-trappe littéraire, une incertitude et une interrogation.
De même pour Eric Rondepierre :
« Apparaître, disparaître, c’était mon truc : intermittent par excellence. C’est la limite qui parle et distingue la sortie de l’entrée (à moins qu’une profonde ubiquité, si on apparaît quelque part, c’est qu’on disparaît ailleurs. La zone aveugle qui creusait l’écart entre les deux images (le trait noir plus ou moins épais), je l’ai retrouvé partout : le nouveau noir, la part aveugle de la règle, du cadre que je retrouve en moi-même. Pourquoi nier cette limite ? Pourquoi la regarder, la connaître ou la revendiquer. Il me fallait seulement l’éprouver, la traverser intégralement et dans tous les sens. » (La Nuit Cinéma, p. 165)
Au hasard des questions et des interrogations, on finirait presque par ne plus voir ce qui se dérobe. Une figure romanesque dense tissée tout au long du livre. Le portrait d’une femme en forme d’énigme. Apparaissant. Disparaissant. Eva dont il reste à la fin du récit qu’une photographie...et surtout la chair d’un livre et la clandestinité d’un regard.