Un livre à soi, de Francis Scott Fitzgerald

Un livre à soi et autres écrits personnels de Francis Scott Fitzgerald a paru aux éditions Les Belles Lettres dans la collection « le goût des idées » dirigée par Jean-Claude Zylberstein, dans une traduction de Pierre Guglielmina qui a traduit et préfacé les Carnets parus chez Fayard en 2002.

Lire un entretien avec Pierre Guglielmina.

Site consacré à Francis Scott Fitzgerald.


 

« L’histoire de ma vie est celle du combat entre une envie irrésistible d’écrire
et un concours de circonstances vouées à m’en empêcher » [1],
Francis Scott Fitzgerald.

 

             Un livre à soi rassemble des textes courts de Francis Scott Fitzgerald parus dans des journaux et magazines américains entre 1920 et 1938, c’est-à-dire entre la publication de L’Envers du Paradis [2], son premier roman, qui le rendit célèbre, et son dernier contrat de scénariste indépendant pour la MGM.
             Entre deux romans c’est surtout de la publication de textes courts que Fitzgerald s’assurait des revenus plus ou moins réguliers, plus ou moins élevés selon les périodes. Il écrivait une nouvelle par mois. Quand il en avait fait paraître un certain nombre dans la presse il choisissait celles qui formeraient un volume de stories et les confiait à son éditeur Maxwell Perkins.

             Un livre à soi n’a jamais été publié comme tel malgré le projet qu’en avait Fitzgerald, c’est le traducteur Pierre Guglielmina qui l’a composé pour l’édition française. On a lu certains textes en particulier dans La Fêlure [3], sous des titres traduits différemment, d’autres sont inédits.
             Aucune nouvelle dans ce recueil, uniquement des récits personnels où l’on retrouve les sujets habituels des fictions longues ou courtes de Fitzgerald : la confiance dans l’avenir et la beauté de la jeunesse, l’université de Princeton, le football américain, la Première Guerre mondiale et son regret de ne pas avoir été envoyé combattre en France, les hôtels de New York et les printemps en Alabama, les amitiés et les amours adolescentes, la réussite et l’échec, les voyages en Europe, ce que permet l’argent et ce que signifie en manquer, le jazz, les flappers, la dépression, l’alcool. Quelques-uns, particulièrement enlevés et joyeux, ont été écrits en collaboration avec Zelda Sayre Fitzgerald.
             Le volume contient aussi des analyses souvent pleines d’ironie sur son propre travail (« Cent faux départs », « Succès précoce ») et des romans d’Ernest Hemingway, Sherwood Anderson, John Dos Passos, Ring Lardner.

             La plupart évoquent la période de l’entre-deux-guerres qui a vu se succéder l’euphorie de la victoire en 1918 et la crise financière de 1929. Ils mêlent et maintiennent arrimées côte à côte les deux personnes dites premières de la conjugaison, le je singulier de l’écrivain, le nous pluriel de la classe d’âge à laquelle il appartient [4]. Aucune histoire individuelle sans un terrain commun pour la susciter et la faire résonner avec les autres, fût-ce sur un mode critique ou discordant, nous dit-il. La société propose un certain nombre de tâches à accomplir, il revient à chaque génération de se les répartir selon les talents de chacun. Lui est devenu écrivain, il ne voit là aucun destin, n’en tire aucun sentiment de supériorité ou d’exception. Le hasard aura seulement voulu, à l’inverse du rêve américain, qu’il en découvre les effets heureux avant d’en subir les douloureux revers.

Nous nous étions mis au travail. George Gershwin jouait des airs au piano entre les auditions d’autres gens au Tin Pan Alley et Ernest Hemingway écrivait des reportages sur les massacres de Smyrne. Ben Hecht et Charlie MacArthur observaient la pègre de Chicago s’épanouir. Dempsey, surtout marqué par la guerre, devenait la coqueluche de son temps, tandis que Tunney attendait patiemment. Donald Peattie [5] venait d’hériter de toutes les forêts et de ce qu’il y avait trouvé. La musique de George Antheil et la maison suspendue de Paul Nelson étaient un peu étranges, mais Vincent Youmans avait déjà charmé son audience avec « Oh Me, Oh My, Oh You ». Merian Cooper allait encore un peu voler comme pilote mercenaire, avant de se poser pour devenir le producteur de King Kong. Denny Holden n’en avait pas fini avec la guerre non plus – dans son avion, l’été dernier, a péri un touche-à-tout galant et charmant, dont la vie était une mine d’histoires. […]
Bon – beaucoup sont morts, je me suis querellé avec d’autres et je ne les vois plus. Mais je ne me suis jamais soucié de qui que ce soit autant que des hommes qui ont éprouvé leurs premiers printemps en même temps que moi, et ont vu la mort devant eux, et ont obtenu un sursis – et qui, à présent, marchent à travers le long été de tempête. C’est une génération ardente par héritage, sophistiquée de fait – et assez profondément sage. Plus encore, ce que je ressens les concernant est résumé dans une phrase de Willa Cather : « Nous possédons en commun le précieux, l’incommunicable passé [6]. »

             Deux séries de trois textes sont plus directement autobiographiques.
             Les trois temps de « Craquer », « Recoller » et « Manipuler », parus dans Esquire en février, mars et avril 1936, racontent la dépression qui s’est emparée de lui au moment où il connaissait un court répit entre deux périodes de « banqueroute émotionnelle » (Roger Grenier). Cette « fêlure », il en énumère les signes et les symptômes, en repère la genèse dans sa jeunesse, énonce les résolutions qu’il met en place afin de la contrecarrer.

Le remède officiel pour quelqu’un qui a plongé est de penser aux gens dans l’indigence ou dans la souffrance physique réelle – c’est une béatitude infaillible contre le cafard en général et un conseil salutaire pour quiconque à toute heure de la journée. Mais à trois heures du matin, un paquet oublié a la même importance tragique qu’une condamnation à mort et le remède n’opère pas – et dans la véritable nuit noire de l’âme, il est toujours trois heures du matin [7], jour après jour. À cette heure-là, la propension est de refuser d’affronter les choses aussi longtemps que possible en se réfugiant dans un rêve infantile – mais on est constamment arraché à cet état par divers contacts avec le monde. On traite ces rencontres rapidement et avec la plus grande désinvolture possible, et on se réfugie une fois de plus dans le rêve, en espérant que les choses s’apaiseront d’elles-mêmes grâce à un événement exceptionnel d’ordre matériel ou spirituel. Mais à mesure que le retrait se prolonge, la chance d’un événement exceptionnel diminue – on n’attend pas l’effacement d’un unique chagrin, on est plutôt le témoin involontaire d’une exécution, la désagrégation de sa propre personnalité [8].

             Mais comment, remarque le lecteur, une description aussi limpide peut-elle arriver jusqu’à la surface de la page après avoir traversé tant d’épaisseurs de solitude, de fatigue nerveuse, de découragement ?
             Fitzgerald ne fait pas de différence entre la joie de vivre et le désespoir dès lors qu’il a choisi de raconter l’une ou l’autre. La tonalité sombre ou lumineuse de ce qu’il décrit n’est jamais redoublée ou mimée par l’écriture qui reste à la fois précise et distanciée, au plus près de la narration mais en dehors, ne cédant ni à l’hystérie du bonheur ni à l’accablement du malheur. Si on est naturellement triste en si mineur le travail littéraire consistait pour lui à s’y montrer aussi tonique qu’en fa majeur.

             La seconde série de textes parus en juillet, août et septembre 1936, également dans Esquire, trace un portrait de l’écrivain diffracté en trois tableaux : « La maison d’un auteur », « L’après-midi d’un auteur » [9], « La mère d’un auteur ». Leur succession est implacable. D’un récit à l’autre on le voit mettre en scène un je qui fait visiter sa propre maison comme s’il promenait le lecteur à travers les pièces des différents étages de son cerveau, accompagner un il qui sort de chez lui en quête d’un « bon » sujet de nouvelle et conclure, dans le troisième texte, sur l’évocation d’un écrivain par sa mère qui est en train de mourir et n’a jamais apprécié ce qu’écrivait son fils.
             Construits, charpentés comme des nouvelles, ces trois textes n’exposent pas des segments d’existence prélevés sur une nappe uniforme qui n’aurait que l’écoulement du temps comme principe narratif. Chacun a un fil conducteur d’ordre spatial – une maison, une ville, une librairie - et tend vers une résolution qui parie sur la rêverie comme pourvoyeuse d’histoires. Fiction et non-fiction ne s’y opposent pas plus que portrait et autoportrait dans l’œuvre d’un peintre.

             Cette année 1936, la mère de Fitzgerald mourait, Zelda était une nouvelle fois hospitalisée dans une clinique psychiatrique, leur fille Scottie entrait dans une école secondaire à Simsbury. Les textes mélancoliques de « La fêlure » avaient été jugés comme le signe que Fitzgerald était un écrivain fini et les magazines refusaient ses nouvelles l’une après l’autre. Il ne survivait que grâce au soutien de quelques amis proches. Après avoir travaillé un moment pour le cinéma, il allait bientôt commencer à écrire Le Dernier Nabab [10], roman inachevé qui paraîtra un an après sa mort d’une crise cardiaque le 21 décembre 1940, il avait quarante-quatre ans.

Dominique Dussidour

2 juin 2011
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[1« Qui est qui, et quoi ? » paru dans le Saturday Evening Post le 18 septembre 1920, premier texte d’Un livre à soi.

[2L’Envers du Paradis [This Side of Paradise], roman traduit de l’anglais (États-Unis) par Suzanne Mayoux, préface de Roger Grenier, Gallimard, collection L’Imaginaire, 1964. De Roger Grenier on lira Trois heures du matin. Scott Fitzgerald, Gallimard, collection L’un et l’autre, 1995.

[3La Fêlure [The Crack-up], nouvelles traduites de l’anglais (États-Unis) par Suzanne Mayoux et Dominique Aury, préface de Roger Grenier, Gallimard, 1963, collection Folio.

[4Francis Scott Fitzgerald est né en 1896.

[5Naturaliste et écrivain prolifique, note du traducteur.

[6« Ma génération », paru dans Esquire en octobre 1938.

[7« La limousine retardataire arriva par l’allée.
"Bonne nuit, Nick", fit Daisy.
Son regard me quitta pour chercher le palier lumineux du perron. Trois heures du matin, une gentille et mélancolique petite valse de l’année, se glissait par la porte ouverte. Après tout, dans la nature fortuite de la garden-party de Gatsby, il y avait des possibilités romanesques totalement absentes de son monde à elle. Qu’y avait-il donc là-haut, en cette chanson qui semblait vouloir la rappeler dans la villa ? » (Gatsby le Magnifique, 1921, traduction de Victor Llona, Le Sagittaire et Grasset, 1946).

[8« Recoller ».

[9« L’après-midi d’un écrivain » [Afternoon of an author] selon la traduction de Suzanne Mayoux. À la suite du texte de Fitzgerald on lira Après-midi d’un écrivain de Peter Handke (traduit par Georges-Arthur Goldschmidt, Gallimard, collection Arcades, 1988). Dans ce récit, l’écrivain a fini sa journée de travail. Il est l’heure à laquelle rentrait chez lui, pour écrire, l’écrivain de Francis Scott Fitzgerald. L’écrivain de Peter Handke sort afin d’aller vérifier comment le monde continue d’exister, marche dans les rues enneigées, entre dans un café, se rend à un rendez-vous avec un traducteur. La nuit est tombée quand il rouvre la porte de sa maison. Il pense à son travail du lendemain et s’endort.

[10Le Dernier Nabab [The Last Tycoon], roman en six chapitres et le dernier plan dressé par l’auteur, traduit de l’anglais (États-Unis) par Suzanne Mayoux, préface d’Edmund Wilson, Gallimard, 1976, collection Folio.