Ernst Cassirer | Le problème Rousseau
la souris touche l’image
La réception de Rousseau ne s’est toujours pas dégagée de la confusion. Schématiquement, elle se trouve prise entre l’approche héritée du 19ème siècle, incapable d’admettre que Rousseau pouvait avoir une philosophie indépendante de ses humeurs (cit. Jean Starobinski dans la préface du livre), et l’idée qui germe dès les années 20, selon laquelle un fil conducteur, et d’infinies correspondances, unifient cette œuvre si protéiforme, soumise à la double articulation d’une exigence stylistique terrible et d’une rationalité hostile au concept.
À la suite de Lanson, Ernst Cassirer présente un Rousseau dont la pensée, sans passer par la forme du système, constitue un tout cohérent, dont les éléments se complètent et s’enrichissent [..] (J. Starobinski). Si lire Cassirer me semble si important, c’est qu’il est l’un des premiers philosophes modernes chez qui la force d’intelligence et la faculté sensitive se superposent autant et, surtout, pace que sa vie entière, et sa mort, témoignent, à mon sens, d’une forme d’engagement exemplaire. Bien sûr, on sait aussi que les oeuvres vivent d’elles-mêmes, loin du courage ou des lâchetés de leurs auteurs… on n’ôtera rien aux livres d’un Céline…
Toutefois, en ces temps où se profile l’évaluation génétique des individus par l’État, évaluation dont le principe même maudit qui s’en prévaut, il me semble vital de rappeler que Cassirer a quitté l’Allemagne dès 1933, alors que tant de témoins de cette époque sont encore prompts à prétendre aujourd’hui « qu’ils n’avaient rien vu venir ». Cassirer mourra aux USA en 1945. L’ accélération technologique vertigineuse que nous connaissons laisse entrevoir les nouveaux modes des futures et terrifiantes destructions de l’humain. Même si on continuera toujours à se massacrer également à la machette...
Après lecture de ce livre, je reprends Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, avec sous les yeux ce passage de Ernst Cassirer sur « l’erreur » :
[…] l’erreur en tant que telle ne repose jamais sur une simple confusion des sens, mais résulte d’une confusion dans l’acte de juger. Dans le simple fait d’éprouver une impression, il n’y a place pour aucune confusion, celle-ci n’apparaît qu’à partir du moment où l’esprit intervient lui-même et prend une décision sur la réalité ou la non-réalité, telle ou telle modalité de l’objet qui correspond à l’impression.
Je me demande à quels signes objectifs on doit se dire que ça y est, qu’un pays a basculé... les lois de Nuremberg avec, à l’époque, l’antisémitisme partout, comment les situer, sur quelle "échelle", transposée à notre temps ? d’ailleurs, peut-on transposer, sans doute pas, mais des recoupements apparaissent : cette loi ADN, dans un air saturé de violence... Est-ce qu’on voit vraiment venir ce qui se prépare ? quand faut-il en tirer les conséquances, et lesquelles : partir ? mettre toutes ses forces dans la bataille ? comment dénoncer l’argument si commode de la résistance intérieure ? comment ne pas se contenter du : "l’art que je fabrique, les principes auxquels je crois, sont vomis par ce genre de pouvoir, donc je résiste à ce pouvoir" ?
Qui se rend compte, et de quoi exactement, aujourd’hui ?
Je reviens à Rousseau, et à sa vision de l’homme des commencements,
partagé entre l’instinct de survie et la faculté d’identification à autrui
(vision plus convaincante que
celles de Hobbes, de Hume et de ceux qui soutiennent la thèse d’une humanité
fondamentalement ancrée dans un état de guerre permanent). C’est cette faculté
de reconnaissance, doublant l’élan qui jette les individus les uns contre les
autres, qui permet à Rousseau d’attribuer à l’humain le pouvoir d’anticipation
(on voit ce qui arrive à l’autre, on agit pour ne pas se retrouver dans la même
situation), de perfectibilité et, in fine, d’asseoir cet humain dans l’Histoire ; reconnaissance régulièrement abandonnée au profit de la force (celle dont Simone Weil dit qu’elle change toute vie en cadavre), sans
pour autant que les modalités de l’Histoire se répètent…
Acculées au bout du Contrat social, nos démocraties sont en train de faire naître un monstre pour lequel il n’existe pas encore de nom. (Yun-Sun Limet)
Nous savons tous que le pire a eu lieu sous l’Allemagne nazie, mais nous sentons aussi que le pire demeure paradoxalement promis. L’erreur serait de trahir ce sentiment.
Ernst Cassirer, Le problème Jean-Jacques Rousseau, traduit de l’allemand par Marc B. de Launay, préface Jean Starobinski, Hachette Littératures 1987.
Image : représentation d’une section de la double hélice d’ADN, Hugues Roest-Crollius, (Dyogen)
Photo "barbelé" : Pierre-Paul Feyte