« Évidemment, les natures luxuriantes ne le séduisirent jamais. »
Deux amis vivaient à Paris. L’un d’eux partit s’installer à C., en Bourgogne, avec Carla. Autour de la maison il entreprit d’aménager un jardin. De Paris, son ami vint le voir.
Il est d’emblée question (comme en littérature peut-être) d’ouvrir les yeux, regarder autour de soi, essayer de voir quelque chose dans cet espace confus, presque sauvage, d’identifier, éventuellement reconnaître - désigner viendra en son temps. Par exemple, où commence une surface d’herbe, et où elle finit, jusqu’où s’étendent un érable, un sureau, des orties, un potager, et même un éboulis, un remblai, comment le savoir avec certitude. D’où la nécessité de poser les limites de chaque élément, autrement dit de tracer des frontières, séparations, bordures, fossés, d’élever des barrières, des murets et des murs, et gare à la mousse qui les dissimule, à la pluie qui les brouille…
« 2b. État du jardin le 8 avril 19..
La distance du côté rue de la clôture au centre de la façade ouest est de 35 mètres. La distance du côté pré de la clôture au centre de la façade ouest de 39 mètres. La clôture constitue donc une ligne légèrement oblique, dont je ne connais pas l’angle, par rapport à la façade ouest de la maison. La clôture est soutenue par dix pieux ronds d’acacia (je compte les deux coins). La distance entre les deux pieux extrêmes est de 28 mètres. La première chose à dire, si j’excepte les dimensions, est : le grillage en losanges paraît neuf. Je peux dire aussi ceci : la clôture se dresse sur un sol parfaitement plat. L’herbe encercle exactement chaque pieu, ce qui fait propre. Le grillage est parfaitement tendu. J’ai constaté pourtant que sept pieux sur dix (le 1er côté rue, puis les 5e, 6e, 7e, 9e, 10e et 11e) sont fendus sur toute leur hauteur. Je devrai les remplacer avant deux ans. »
[Extrait du Carnet de l’ami qui jardine.]
L’ami qui habite à Paris repart.
Quand il revient à C., son ami est en train d’expérimenter le vertige de l’infinitésimal : une fois séparés par la main et l’outil les éléments de la surface à aménager, pas de repos car les voilà qui se séparent eux-mêmes en éléments plus petits qui à leur tour… Il faut nommer chacun : les outils de jardinage tels les fils de Sem dans la Bible, il faut compter, tout compter et recompter sans fin, comment venir à bout de l’infini minuscule ?
D’où l’élaboration d’un système de ficelles destinées à subdiviser chaque surface en surfaces plus petites, afin de mieux distinguer chaque brin d’herbe, chaque caillou, chaque grain de terre.
Les ficelles étaient tendues sur de petits piquets de bois qui permettaient à certaines de décrire des arcs de cercle. Lui [c’est l’ami de Paris qui raconte] époussetait la terre à l’aide d’une brosse (à ongles ?). Ensuite, il suivait avec un couteau les lignes dessinées par les ficelles et entaillait finement la terre préalablement tassée à la planchette. Il traçait de cette manière un fin sillon. Ensuite, il reprenait la brosse pour ôter les quelques grains de terre, résidus de la coupure. Ensuite, il introduisait précautionneusement une bande de carton fort dans ce sillon. Les bandes devaient mesurer vingt centimètres environ. Ensuite, il grattait la terre avec un petit instrument que je ne distinguais pas, mais uniquement la terre qui se trouvait par rapport à lui, de l’autre côté de la ficelle…
C’est au cours du troisième séjour, deux ans plus tard, que l’ami de Paris découvre, épinglé sur un mur de la maison de C., en Bourgogne, le récit de la jeunesse d’un certain John Vicky Hackett, trappeur canadien qui vit « libre et sans souci », faisant « les choses rapidement, sans soin, sans plan arrêté ou préparation », « vite et à moitié ». Ce médaillon en négatif exalte et terrifie l’ami qui jardine, au point que bientôt, sauf à l’emplacement de son fauteuil, il fait bétonner toute la surface du jardin et commence « à peindre, sur le béton, de petits traits verts », l’herbe enfin domestiquée.
Ce geste l’introduit dans le territoire magique et apaisant d’une représentation ivre d’elle-même : le mot « pluie » ne mouille pas, le mot « terre » ne salit pas, l’herbe peinte ne pousse pas, certes, du moins ne jaunit-elle pas sous le soleil.
L’aménagement du jardin ne s’arrête pas là : un désir de mort et de plâtre encercle peu à peu le vivant – mais je vais conclure. Après avoir donné quelques ficelles de ma lecture, je ne voudrais pas en bétonner la surface romanesque.
Quand j’étais enfant, mon grand-père me lisait, dans un journal dont j’ai oublié le nom, une chronique qui s’intitulait : « La réalité dépasse la fiction ». C’étaient d’épouvantables histoires de disparitions, accidents, meurtres et autres faits divers sordides, qui m’arrachaient des larmes, me laissaient bouche bée et interdite de penser. Depuis, j’ai compris que la réalité ne « dépasse » jamais que les mauvaises fictions, ce que n’est pas le roman de Jean-Marc Aubert qui, tel Molloy distribuant « avec équité » ses seize pierres à sucer entre les deux poches de son pantalon et les deux poches de son manteau, conduit imperturbablement son récit jusqu’à l’effondrement final.
« Car tout se tient, dans la longue folie du corps, je le sens [1]. »
Aménagements successifs d’un jardin à C., en Bourgogne de Jean-Marc Aubert a été édité une première fois en 1982. Épuisé chez Albin Michel, il a reparu en 2005 aux éditions de L’Arbre vengeur qui ont également republié Argumentation de Linès-Fellow. Leur catalogue mériterait d’être plus largement diffusé auprès des libraires.
Rencontre avec Jean-Marc Aubert dans Le Matricule des anges.
Jean-Marc Aubert a publié également Bambous (Fayard, 1996 ; Livre de poche), Tambours blancs (Stock, 2000), Cigarettes, please (Le Seuil, 2003).
Jean-Marc Aubert n’est pas un inconnu pour les lecteurs de remue.net. Il a participé au numéro spécial que la revue Plein Chant a consacré à Ivar Ch’Vavar.
De celui-ci il écrit : « Mon ami s’appelle Ivar Ch’Vavar. La poésie qu’il écrit, qu’il arrache à sa pauvreté, est parmi les plus hautes et les plus bouleversantes.
Elle montre surtout des hommes minuscules (plutôt des garçons, et des filles), dont l’esprit est broyé, genre compote et marmelade, des hommes confrontés au cosmos écrasant, éblouissant, qui sécrète les plus dures tempêtes comme il contient les objets les plus quotidiens, un cendrier, une sous-tasse, une vitre qui renvoie le reflet de notre visage dans la nuit. »
Photo de Jean-Marc Aubert, 2005, par Olivier Roller ©
[1] Samuel Beckett, Molloy.