Fiction documentaire (1)

Un livre blanc est le quatrième livre de Philippe Vasset, qui vient de sortir, présenté par Fayard pour la rentrée littéraire.

Philippe Vasset, âgé de 35 ans, s’est fait connaître et reconnaître par son premier livre Exemplaire de démonstration, récit d’expérimentation mêlant la possibilité de création littéraire et le commerce internationale des matières premières.

Un livre blanc est sous-titré « récit avec carte », et effectivement 17 cartes IGN de l’agglomération parisienne sont reproduites. Est-ce une vérification sur place de la relation entre la carte et le territoire ? Ou plutôt d’une exploration de zones blanches sur les cartes concernant Paris ? Ou alors d’une aventure moderne façon carte aux trésors ?

Au départ est donc la carte, « pendant un an, j’ai donc entrepris d’explorer la cinquantaine de zones blanches figurant sur la carte n°2314 OT de l’Institut géographique national, qui couvre Paris et sa banlieue. » Drôle d’occupation pour un écrivain.

Et là, très rapidement, un constat s’impose : « à peine entamée, mon expédition s’éloignait du chemin tracé : en lieu et place des mystères espérés, je ne trouvais qu’une misère odieuse et anachronique, un bidonville caché aux portes de Paris. » Puis, « au bout de deux mois, j’avais complètement abandonné l’idée de faire apparaître la moindre parcelle de merveilleux : les blancs des cartes masquaient, c’était clair, non pas l’étrange, mais le honteux, l’inacceptable, l’à peine croyable ».
Vient l’idée d’un « documentaire engagé », que Philippe Vasset écarte de son projet. Puis une autre, plus ambitieuse, et c’est en cela qu’Un livre blanc est de la littérature expérimentale : « Au fur et à mesure de la rédaction s’est en effet imposé le sentiment que l’art en général et la littérature en particulier feraient bien mieux d’inventer des pratiques et d’être explicitement programmatiques plutôt que de produire des objets finis et de courir après les tout derniers spectateurs pour qu’ils viennent les admirer. » Et cette précision, « la tentative d’inventer ce que je n’arrivais pas à identifier était grande, mais y céder m’aurait conduit à écrire un roman, et je voulais autre chose : une réalité trouée, friable et infiniment plus mystérieuse que n’importe quelle histoire inventée. »

Ceci est à rapprocher de cette réflexion : « pour laisser s’épanouir ces formes inachevées, pour permettre la coexistence et l’interpénétration réciproque du réel et de la fiction, pour ouvrir le texte à ses lecteurs, il nous faudrait, au lieu du roman, une forme plus proche de ce que l’art contemporain appelle installation, c’est-à-dire une juxtaposition d’éléments entre lesquels on puisse circuler, un texte préparé comme l’étaient il y a cinquante ans les pianos, bref, une machine. » C’est un extrait de « Machines romanesques », la contribution de Philippe Vasset au livre collectif Devenirs du roman réalisé par la revue Inculte au début de l’année 2007. Et c’est dans ce livre que je rencontre l’idée de fiction documentaire.

Reprenons. Le projet écrit, l’aventure digérée puis rédigée, voici un « récit avec cartes », c’est ainsi que Philippe Vasset nomme la forme de son texte. Je cherche à caractériser ma lecture d’Un livre blanc, et pendant que je lisais ce texte m’est revenu en mémoire la contribution d’Emmanuelle Pireyre [1] pour ce même Devenirs du roman. Elle y théorise les « fictions documentaires » pour la littérature, elle explique qu’elle tient le terme de Jacques Rancière qui l’avait employé dans le domaine du cinéma. J’y lis ces deux affirmations : « dans les fictions documentaires littéraires […] ce n’est généralement pas la narration qui conduit la progression du texte, mais plutôt le fil de la pensée et la combinaison de données ou de contenus de savoir collectés ici ou là. » Puis « au lieu d’être structurées par une construction narrative, les fictions documentaires le sont par un maniement hétéroclite plus ou moins orthodoxe de la pensée consistant à traiter les flux de données disponibles. »

Une fiction documentaire : quelques caractéristiques

Une fiction documentaire, il s’en faut de peu que cela ne soit plus de la fiction mais du documentaire, de l’essai. Il y faut la volonté de l’auteur d’inscrire le texte dans la fiction. En ce sens la fiction documentaire n’est pas un documentaire raté. Il faut même ajouter que cette volonté d’être de la fiction représente un sérieux avantage. Du coup, la fiction documentaire n’est pas un témoignage, ni un récit qui témoigne. C’est ce qui va donner un autre caractère à la fiction. Ainsi pour Philippe Vasset y-a-t-il création d’une aventure, pour faire de la fiction.

Une fiction documentaire est dans l’action du monde, c’est-à-dire qu’elle ne se contente pas de la dire, elle est dedans. Elle est dedans parce qu’elle crée de l’action du monde, Philippe Vasset écrit ce qu’il a fait et a fait ces actions parce qu’il écrit. Et je dois préciser : parce qu’il écrit de la fiction.

Une fiction documentaire est une fiction par la volonté du projet textuel d’en être une. Comment se caractérise la fiction dans Un livre blanc ? Il n’y a pas d’invention de personne, c’est Philippe Vasset qui parle, qui raconte son aventure, ses découvertes, son projet. Il n’y a pas invention d’actions ou de situations, Philippe Vasset dit ce qui lui est arrivé. Mais ce qui lui est arrivé l’a été parce qu’il l’a décidé par un projet, un projet disons artistique. C’est-à-dire que ce n’est pas dans son texte même que se cache la fiction, c’est son projet en lui-même qui est la fiction. Dire alors, c’est la possibilité de son texte qui est la fiction, c’est la fabrication du texte qui est la fiction. Et c’est tout l’intérêt de la fiction documentaire, la fiction dans ce cas ne fonctionne qu’accolée au terme documentaire.

Il ne s’agit plus d’une fiction complète, d’une fiction entière, mais d’une fiction documentaire.


Sur le livre de Philippe Vasset, lire aussi l’article de François Bon Zones vides de la ville.

1er septembre 2007
T T+

[1lire d’elle Comment faire disparaître la terre ?, Seuil, 2006