« un naufragé aussi dérouté face au pays dans lequel il vivait que face à son petit-fils »
Un pays invisible, roman familial de Stephan Wackwitz, traduit de l’allemand par Barbara Fontaine (éditions Laurence Teper).
Comme s’ils étaient des fantômes eux-mêmes, mes grands-parents, mes tantes, mon oncle et mon père ont traversé par un étroit corridor une époque et une région qui signifient pour presque tout le reste du monde autre chose que pour eux. Ils étaient arrivés là alors qu’il ne s’y était encore rien passé de particulier. Et lorsque le cœur des ténèbres s’est ouvert, ils en étaient déjà repartis. Jamais ils n’ont fait remarquer que le lieu de leur enfance et celui du crime du siècle n’étaient distants que d’une longue promenade et d’une petite décennie à peine. Peut-être n’ont-ils pas voulu y réfléchir. Tout homme a droit à une enfance anhistorique.
Le « cœur des ténèbres » c’est Auschwitz, situé à quelques kilomètres d’Anhalt, lieu d’origine de la famille Wackwitz. À ce « cœur des ténèbres » historique fait écho, dans le récit, un « cœur des ténèbres » familial.
Mais le cœur des ténèbres qui régnaient au rez-de-chaussée, c’était le bureau de mon grand-père, sa bibliothèque laquée noire, sa table monumentale et la peau de léopard posée devant sur le parquet, les sombres armes herero, les dessins au pastel jaune de paysages namibiens, des photographies de Windhoek et de Luckenwalde, la gravure d’une raillerie du Christ de Rembrandt. Le silence et la méditation d’un homme à peine âgé de soixante ans, plongé dans ses articles de journaux, bouts de papier et brouillons de sermons. Les souvenirs étonnamment précis de comptes rendus radiophoniques sur les émeutes du Congo et l’assassinat du chef des partisans, Lumumba, auxquels mon grand-père réagissait pendant le dîner, les commentant avec une furieuse satisfaction et une sorte de soulagement apeuré…
La tension entre le « récit » historique et le « roman » familial parcourt Un pays invisible de Stephan Wackwitz. Savoir d’où, de qui l’on vient n’est pas, ici, s’interroger sur la scène d’origine parentale, mais sur sa lignée, sur sa place, sa fonction sociale, ses choix historiques. Dans ce récit il est peu question des femmes, la lignée ce sont le grand-père, le père et le fils. Peut-être la question sous-jacente est-elle celle-ci : si tout homme a droit en effet, comme l’écrit la voix qui raconte, à « une enfance anhistorique » du point de vue du roman familial, il n’en est pas de même du point de vue de l’histoire, les enfants juifs qu’on déportait dans les camps l’auront appris. Peut-être « une enfance anhistorique » est-elle plus rare qu’on ne croit. Si l’enfance commence à la naissance, il est plus difficile de dire quand elle prend fin. Certaines, très tôt, tandis que d’autres se prolongent.
En 1993, à l’âge de soixante-douze ans, le père du narrateur, qui vit à Constance, se retrouve soudain, au terme d’un parcours administratif de plusieurs années auquel il n’a aucune part, en possession de l’appareil photo qui était le sien en 1939.
Il avait alors dix-sept ans.
Le fils n’était pas né.
Il n’y a plus aucune image sur la pellicule que contient encore l’appareil photo mais il y en a eu, des images, la pellicule n’était pas vierge.
On a des images du monde d’avant l’invention de la photographie, les mots nous les ont données, nous les donnent toujours. En 1939, quand l’appareil photo est confisqué par les autorités militaires britanniques, le père se trouve à bord de l’Adolph Woermann en compagnie de ses parents et de ses quatre frère et sœurs, il vient de quitter l’ancien Sud-Ouest africain et regagne Bremerhaven.
C’est afin de voir les images de ce temps et de ces lieux qu’il n’a pas connus que Stephan Wackwitz, cinquante-quatre ans plus tard, ouvre et lit les écrits de son grand-père Andreas : son Journal de soldat de la Première Guerre mondiale, ses souvenirs rédigés à partir des années 1950.
Mon grand-père était devenu de son vivant quelqu’un dont le discours nécessitait des explications historiques. Il est donc logique que, durant ces années, il ait résisté contre sa solitude parmi nous en se décrivant et s’expliquant abondamment à sa famille (et sans doute à lui-même aussi), non pas oralement – en raison de notre esprit obtus et rebelle – mais sous forme d’une entreprise littéraire de grande envergure. […]
Les pages denses de mon grand-père sont le roman d’une vie et d’un pays qui a sombré pour toujours avec l’entrée de la Wehrmacht en Pologne et le naufrage du vapeur Adolph Woermann au large de Sainte-Hélène, dans l’Atlantique Sud, - le lien entre les deux événements étant certes lointain mais bien causal ; elles sont le récit d’un homme qui était devenu en 1939, pour le restant de ses jours, un naufragé aussi dérouté face au pays dans lequel il vivait que face à son petit-fils.
Andreas Wackwitz, le grand-père, était né en 1893 en Basse-Silésie, région alors allemande. Engagé volontaire en 1914, il n’accepte pas la défaite allemande. Ce refus est pour beaucoup dans l’attraction que va représenter pour lui, comme pour certains Allemands de sa génération, la montée au pouvoir de Hitler. Quand il retourne en Basse-Silésie en 1921 en tant que pasteur, c’est dans une région devenue polonaise. Il y exerce son ministère jusqu’en 1933, année de son départ en Afrique australe, à Windhoek, jusqu’en 1939. Après la guerre il sera pasteur à Luckenwalde, dans la Marche de Brandebourg, où il comptera la famille de Rudi Dutschke parmi ses paroissiens.
La colonisation économique et religieuse africaine, le nazisme et la Seconde Guerre mondiale, la période de la Fraction Armée Rouge, les points de rencontre, qui sont autant de points de friction, sont nombreux entre le grand-père et le petit-fils. Partageant un pays commun, l’Allemagne, un siècle commun, le XXe siècle, le petit-fils qui va connaître, lui, la décolonisation, le travail de la mémoire allemande, les révoltes étudiantes, s’oppose point par point à son grand-père, semblant reparcourir à l’envers le fil historique, jusqu’à la rupture.
Mais aussi longtemps qu’il a [le grand-père du narrateur] vécu, j’ai été séparé de lui et de ses aventures par cette zone toujours grandissante de notre irritation réciproque que je comprenais si mal alors et dont je sais aujourd’hui qu’elle correspondait à la distance entre les villes et les paysages dans lesquels nous vivions et évoluions (et qu’en vieillissant il se mit à mépriser comme s’ils m’eussent appartenu en propre) et ce pays invisible dont il se considérait toujours comme le citoyen. Pour pouvoir l’admirer, je n’aurais pas seulement dû renoncer à moi-même, mais aussi à mon pays. Je pense parfois qu’il voyait en moi une sorte d’ennemi de l’État.
Quitter son enfance, en devenir le narrateur adulte, découvrir le « cœur des ténèbres » de sa propre histoire, c’est comprendre que l’histoire est toujours déjà là, même avant sa propre naissance – le récit de Stephan Wackwitz est le mouvement de cette compréhension.
Bibliographie de cette lecture :
Ernst von Salomon : Le Questionnaire
Reinhard Jirgl : Les Inachevés, traduit de l’allemand par Martine Rémon pour les éditions Quidam. Ce roman raconte l’histoire de quatre femmes allemandes qui, chassées en 1945 du Territoire des Sudètes et de la ville où elles vivaient, « se réfugient » en Allemagne, leur pays d’origine, où elles ne trouveront jamais leur place et demeureront à jamais des « exilées ».