Frank Smith | Etats de faits

J’ai été saisie par ce texte et j’en avais besoin. Besoin d’être dérangée dans ma sieste littéraire puisque les lectures sont ainsi proposées dans certains festivals.
J’ai été saisie par le titre : États de faits. J’ai été saisie par la forme : 35 séquences de trois à quatre fragments de quelques lignes. J’ai été saisie par le propos : un écrit objectiviste sur la guerre civile en Libye en 2011.
Un livre tenu.
On dit : " J’ai vu. J’ai tout vu "
Chaque fragment en impose même s’il est nettoyé de tout commentaire, de toute métaphore. Tant de rigueur nécessaire pour dire le foutoir, le merdier de la guerre.
Qui parle ? les rebelles ? les journalistes ? les représentants de la coalition ?
Le livre invite (oblige) le lecteur à avancer sur des terrains meubles car toujours la réalité nous échappe.
On tient un discours halluciné par téléphone / On prétend que les manifestants prennent de la drogue distribuée par des agents de l’étranger / On martèle / On exhorte / On jure de réprimer les protestataires dans le sang /
Qui parle ?
Qui décide de quoi ?
De quel côté puis-je me tenir comme lecteur : Libye. Je connais son ancien dictateur. J’ai suivi les infos sur la guerre civile. J’ai vu des images. J’ai ingurgité. Mais saurais-je seulement citer un auteur libyen ?
Le livre nous renvoie à toute cette masse d’informations et c’est violent.
Violent de se dire que l’on ne comprend pas grand chose de plus à ce qui a été vécu par ce pays, par ses habitants.
C’est dérangeant et c’est ce que nous demandons à la littérature : de nous déranger, de nous obliger à quitter les zones de confort.
On voit réservoirs carbonisés / On voit corps pris dans des vestiges / On voit petit camion au toit arraché / On voit chars en feu / On voit voitures civiles brûlées / Sait-on vraiment ce que qui s’est passé ?
Le narrateur c’est "on". Frank Smith nous en dit un peu plus sur ce choix qui structure également ses autres textes :
" On c’est nommer les « puissances impersonnelles ». Je n’essaie pas de parler pour les prisonniers de Guantanamo, pour les habitants de la bande de Gaza, pour les rebelles opposés au régime de Kadhafi, pour les migrants qui tentent de rejoindre Lampedusa, mais de tracer une transversale ; une diagonale qui irait d’eux à moi. Jusqu’à élever leurs propos, leurs témoignages à une figure de voix, donc, en une polyphonie de foule, comme un chant des champs individués — autant d’actions sur des actions, autant de modes d’exister et de possibilités de vivre, pas des personnes ou des identités."
Le lecteur n’est pas en dehors. Il est impliqué. Il dépasse le voyeurisme.
Touché. Saisi. Pas moyen de se distraire.
Frank Smith- Etats de faits, éd. L’attente.
Lecture critique de Guantanamo sur Remue.net