Franz Innerhofer : Les Grands Mots, roman
Les uns vivent dans un monde sans mots, ou des mots qui sont des injures, des insultes et des ordres. Les autres vivent dans un monde qui ne sait pas ce qu’est le travail, où on pense que le bois de chauffage est, la nuit, apporté par les trolls plutôt que tronçonné et transporté par des ouvriers de la ferme.
Ces deux mondes, le monde du travail et le monde de la parole, ne communiquent pas.
Entre eux se dressent des frontières. Côté ombre, le roman précédemment paru de Franz Innerhofer, a fait le récit des frontières visibles : du père au patron ; de l’établi à l’atelier ; de la machine agricole à la machine industrielle ; de la campagne à la ville.
Les Grands Mots est le récit des frontières invisibles.
Il y a également les transfuges.
Ceux qui, passés du monde du travail au monde de la parole, ont oublié ou renié le monde d’où ils viennent. Ou s’en vantent et l’utilisent comme sauf-conduit pour justifier leurs malversations et petits arrangements avec la morale.
Et ceux qui abandonnent : de retour dans les fermes ou les usines, ils se suicident.
Les Grands Mots est le récit d’un de ces transfuges, Franz Holl.
Sans doute, il fallait beaucoup d’entêtement et de folie pour s’asseoir quatre heures durant dans une salle de cours, après une journée de travail de neuf heures, et faire provision, soir après soir, de sentiments d’infériorité. Mais il paraissait également fou à Holl de pénétrer le matin dans ce vestiaire qui sentait le moisi en faisant comme si un tel comportement était le plus juste qui soit. Comme s’il n’y avait là aucun tort.
Franz Holl s’est enfui de la ferme paternelle. Entré en apprentissage chez Joseph Bruckmann, il y a appris la ferronnerie et découvert la lecture. Plus tard, à la ville, il a trouvé de l’embauche chez Feinschmied.
Chaque soir il se rend à l’École pour ouvriers afin d’obtenir le baccalauréat. Cours d’histoire et de géographie, de littérature, de philosophie, d’anglais, de mathématiques, de poésie, d’économie sont donnés par des professeurs indifférents appartenant de facto au monde de la parole ou d’anciens transfuges qui, souhaitant rester parmi les rares à avoir gravi ce qu’on appelle « l’échelle sociale », souvent découragent les nouveaux aspirants à l’instruction.
Franz Holl, désemparé, se tient au milieu du pont entre ces deux mondes. Il ne fait plus vraiment partie du monde du travail ; il ne fait pas encore partie du monde de la parole. Ses mains, son corps, son vocabulaire appartiennent toujours au monde du travail ; la conscience qu’il a de sa façon d’apprendre, de penser et de s’exprimer l’empêche d’appartenir au monde de la parole.
Il est à l’image de cette prostituée qui « trahit » la maison de passe où elle travaille en ne dissimulant pas le plaisir qu’elle aurait dû ne pas avoir avec un client. Lui sait qu’il « trahira », comme elle, s’il ensevelit sous de la honte les marques du monde d’où il est né.
Dans la maison de passe, le « plaisir » est une trahison.
Que trahit-on en quittant l’usine et le monde du travail ?
En ville, le seul endroit où il ne se sent pas exclu est le bar des mécaniciens, où les gens ne font pas mine d’être autre chose que ce qu’ils sont.
Mais maintenant, c’était des centaines de livres qu’il se proposait de lire. De la sorte, il ne se sentait plus lié non plus, car où qu’il puisse se retrouver, il serait un homme aux intérêts inassouvis. Le problème était seulement qu’il voulait parler des livres qu’il avait lus. Ce qu’il ne pouvait faire avec les étudiants. Avec les étudiants, il pouvait jouer aux cartes. Boire de la bière. Chanter. Aller dans les huttes d’alpage. Aller au cinéma. Subir trois spectacles sportifs en une soirée. Mais pour parler de littérature, il lui fallait aller dans le bar des mécaniciens. Là traînaient des gens qui dressaient l’oreille en entendant prononcer le mot de littérature. L’employé retraité d’une caisse de retraite, un homme mince aux cheveux blancs qui ne manquait pas une occasion d’éreinter la social-démocratie dans les termes les plus bas tout en renversant la totalité des verres à sa portée pouvait non seulement s’échauffer durant des heures à propos de Bertolt Brecht, mais semblait plus généralement avoir en tête des histoires complètes de la littérature.
Il n’est pas facile de penser quelque chose par soi-même. Surtout, il n’est pas facile de penser qu’on pense juste quand on vient du monde du travail et alors même qu’on découvre le manque d’intelligence et les mesquineries du monde de la parole et de ceux qui en vivent : étudiants, professeurs d’université, prêtres, militants communistes, chefs d’entreprise et délégués syndicaux.
Est-ce ce monde à quoi aspire Franz Holl ?
Vaut-il le prix d’une trahison ?
Et ce qui était attirant pour lui dans le monde de la parole, c’était qu’il croyait le monde de la parole dénué d’attention. Que le monde de la parole était là uniquement pour transmettre du savoir à celui qui y pénètre. Et il montrait du zèle et de l’intérêt parce qu’il se disait : Le monde de la parole est bon, puisque le monde de la parole ne fait pas de moi de l’argent.
Côté ombre a raconté les déambulations du corps de Franz Holl dans le monde du travail, Les Grands Mots suit les déambulations de sa pensée dans le monde de la parole.
Comme Franz Innerhofer n’avait omis de décrire en détail aucun malaise de son corps, maladresses, timidités, rougeurs du visage, moiteur des mains et du front, inhibitions, il n’omet maintenant aucun des errements de la pensée et des leurres qu’elle rencontre et doit un à un décrypter avant de s’en détourner : catholicisme, communisme, national-socialisme, suscitant ainsi le propre malaise du lecteur. En effet, autant celui-ci est prêt à montrer de la compassion pour le corps en proie à la détresse, autant il répugne à en éprouver face à la détresse politique.
Dans le monde d’où vient Franz Holl nul ne saurait simuler le travail : on ne peut faire semblant de couper un arbre, faucher le blé, fabriquer une serrure, réparer un camion. Mais dans le monde de la parole les simulacres fourmillent, grouillent et les masques grimacent. La considération semble même proportionnellement inverse à la qualité et la quantité du travail accompli par la pensée.
Ce roman est le récit d’un itinéraire intellectuel, de ce qu’est « une pensée au travail » qui va et vient entre le monde du travail et le monde de la parole, agité par ces questions : comment faire travailler la parole, la pensée ? comment penser sans se contenter d’ânonnements et de répétitions de paroles creuses ?
Ce texte austère, presque abstrait, quasi sans images et d’un pessimisme sans issue est une mise à bas radicale des illusions sociales et individuelles. Le regard critique de Franz Innerhofer se porte à la fois sur les rouages immuables d’une société qui cherche toujours davantage à se débarrasser de celui qui réclame la lumière qu’à lui venir en aide et sur les faux-semblants de l’individu qui s’accroche à la place qui l’y occupe fût-ce au prix d’obscures compromissions avec sa conscience.
Comme les écrivains Elfriede Jelinek et Thomas Bernhard ses compatriotes qui admiraient son œuvre, Franz Innerhofer n’a pas craint d’affronter le squelette du monde dans lequel il vivait. Danse macabre ou Ronde de nuit, ce roman exigeant donne beaucoup en retour à ses lecteurs, et d’abord le plaisir nécessaire de la relecture.
Les Grands Mots est le troisième tome de la trilogie romanesque de Franz Innerhofer. Celui-ci, né en 1944 dans un village de la région de Salzbourg, s’est suicidé en 2002.
De si belles années a paru chez Gallimard en 1977.
Les éditions Laurence Teper ont fait paraître Côté ombre en 2004, dans la même excellente traduction de l’allemand (Autriche) par Evelyne Jacquelin.