Jean-Claude Lebrun commente Eric Pessan

à lire d’Eric Pessan sur remue.net, dialogue avec Sylvain Coher : Deux sur un banc.


Éric Pessan Parole de résistance

Le troisième roman d’Éric Pessan commence à J-157 puis saute rapidement à J-3, au coeur d’un hiver, suivant le compte à rebours d’une catastrophe annoncée. Il s’achève dans une sorte de grand blanc, synonyme en même temps d’éclat aveuglant et d’extinction de toute chose : cinq météorites gigantesques, dont on a vu depuis six mois se rapprocher la traîne, se fracassent quelque part vers le centre de la France. Depuis des semaines, un périmètre de sécurité de 400 kilomètres a été mis en place, les populations en ont été évacuées. Les forces de l’ordre partout veillent. Cela pourrait ressembler à un simple roman de science-fiction, avec montée du suspense et effets garantis. Ou encore à un livre catastrophe. Or c’est un tout autre récit qui apparaît, centré sur un personnage solitaire, sur la vie que lui-même puis son fils évoquent, sur ses histoires et ses fables, construit en somme sur la nudité et le dénuement de la parole face à une apocalypse programmée.

Un soir, à J-3, deux gendarmes qui effectuent une ronde dans un village de la zone d’évacuation remarquent un éclairage dans une maison.Ils s’approchent et découvrent un vieux solitaire tranquillement installé au milieu de ses livres, à l’intérieur d’une pièce glaciale parcourue en tous sens par les courants d’air. Le personnage, manifestement accoutumé au silence, ressemble à une sorte de moine, ou de figure shakespearienne, dont toute l’énergie serait tournée vers la réflexion et la méditation. Un être en fait déjà détaché des contingences de la vie terrestre. Pour les gendarmes, à n’en pas douter, une espèce de dément sénile, qui affiche haut et clair sa volonté de ne pas quitter les lieux, mais leur tient par ailleurs des propos d’illuminé dont ils ne saisissent pas tout à fait la teneur. Le vieux possède en effet quelques longueurs de lectures d’avance sur eux et ne se prive pas d’en user dans son discours. Ce qui va suivre va alors davantage tenir du monologue que d’une quelconque discussion. Au début, avant de sombrer dans l’apathie, les représentants de la loi vont tenter d’argumenter, puis de faire valoir leur autorité. Mais l’autre qu’ils prennent pour un pauvre fou, expert en jactance, un Lear d’aujourd’hui s’ils possédaient la référence, les étourdit et les endort avant de s’esquiver. Le récit d’Éric Pessan suit minute par minute son incroyable logorrhée, faite en même temps de réminiscences de lectures, de propos pratiques et des mensonges que lui commande la situation. Le fil s’en dévide jusqu’à l’étourdissement, dans une manière de tourbillon virtuose.

Parler, c’est évidemment gagner du temps. Mais plus encore peut-être opposer à l’immensité de la catastrophe qui se profile les mots ténus qui, vrais ou faux, mais mis ensemble, dessinent le sens d’une vie. Font advenir une histoire contre le vide. Depuis toujours, le vieil homme tenait de minces cahiers d’écolier, dans lesquels il transmuait dans le langage toutes ses expériences vécues ou imaginées. Puisque aussi bien chaque instant de soi-même ne vient jamais s’emboîter dans une plus longue chaîne que par les mots qui en tracent les contours et en définissent le poids. Peu à peu, Éric Pessan érige contre le vide qui menace une muraille langagière de bric et de broc, composition hétéroclite qui donne au récit sa vitalité et sa force. Alors que l’on assistait dans son précédent roman, Chambre avec gisant, à un cheminement vers le mutisme, à une cérémonie d’adieu au langage suspecté d’être un facteur de gêne et de trouble, c’est très exactement le contraire qui ici se produit. Comme si l’auteur procédait à un patient travail de corroyage des territoires langagiers et de leurs frontières.

La même nuit, le fils du vieux solitaire s’était mis en route vers la zone interdite. Dans sa voiture il tenait pareillement monologue, en présence de deux auto-stoppeurs silencieux. En symétrie frappante avec son père. Délivrant en quelque sorte l’envers de cette parole. En faisant ressortir les petits arrangements, les mensonges. Mais tentant au bout du compte de construire semblablement du sens. Mis en regard l’un de l’autre, les deux discours font surgir la troublante épaisseur de la vie, laissent pressentir l’incroyable complexité de ce petit tas de secrets, suggèrent des failles vertigineuses là où jamais rien de notable ne semble se produire. Éric Pessan écrit juste, à hauteur d’homme.

Une prose à la fois austère et dense, d’une considérable puissance d’évocation qui, dans l’actuel paysage littéraire, fait entendre une tonalité tout à fait singulière.

Éric Pessan, les Géocroiseurs, Éditions de la Différence, 176 pages, 15 euros.

16 décembre 2004
T T+