Frédéric Valabrègue | Une étude sur Philippe Grand
Jusqu’au cerveau personnel, Philippe Grand, Héros-limite, Genève 2015.
[Nouure], Philippe Grand, Eric Pesty éditeur, Marseille, 2015.
Quand on tient ces deux livres parus à peu d’intervalles et qui s’avèrent complémentaires, on est retenu par ce mot de tas revenant dans la bibliographie imprimée sur la première de couverture (Tas IV, TAS, Tas II). Production informe et dépréciation de l’idée d’œuvre dont il est ici synonyme, le tas, celui d’ordures ou le TDM, même s’il est bougé, déplacé sans cesse, a peu de chance d’accéder à un ordre, sinon provisoire, encore moins à une définition. Une autre de ses caractéristiques que s’y enterrent ou s’y déterrent des éléments extraits puis à nouveau ensevelis. Ensuite, découvrant ce texte hétérogène dont ces deux derniers livres sont les épisodes, viennent les mots de Zibaldone, miscellanées ou ménippée. Un tas alors parce que les notes, les commentaires, le journal de bord et les bouts de poèmes fragmentent un texte que l’on ressent comme de la matière qui se mélange et s’effondre. Cependant, ces deux livres venant de paraître avec une première et une quatrième de couverture semblables à une couleur près ne sont pas titrées Tas mais [Nouure] et Jusqu’au cerveau personnel, alors qu’on pressent bien vite qu’ils participent au tas ou ont été générés par lui. De plus, on lit leur première de couverture comme une première page et leur début comme une fin (la bibliographie) et, tournant les deux volumes, on apprend que ceux-ci sont des "bouts" sans doute tirés du même tas en recomposition et décomposition constantes. L’objet-livre même, dans la permutation de ses protocoles, nous prévient d’un usage de lecture différent, chronologique, diachronique, uchronique où le lecteur serait autant invité à parcourir qu’à ponctionner, prenant les bouts par n’importe quel début, imaginant leur place provisoire.
Il y a des entreprises qui tiennent sur rien ou des livres qui s’auto-génèrent à partir du moment où ce rien proclamé en maintes pages et servant de base arrière et de tremplin fait boule de neige grâce à la façon dont il circule en agrégeant des passages, ceux du carnet à un autre carnet, par exemple, ou du carnet à l’ordinateur. La fabrication du texte est donc le texte, sauf qu’il ne s’arrête pas à un niveau analytique, préférant faire de ses méthodes turbulentes l’occasion de rencontres et de surgissements. Nous lisons deux livres qui sont des morceaux de morceaux, peut-être des restes, et qui n’auront jamais la prétention de constituer un livre parce que les morceaux ne seront jamais entiers. Le tas n’est pas une somme ni une totalité et Philippe Grand en détaillant sa fabrique du texte n’établit pas une continuité mais plutôt des leitmotivs dans le discontinu. Il ne rassemble pas les morceaux, ceux d’un supplice chinois ou les membres d’Osiris, il profite de ce qui se passe entre eux, de leurs rapports, de leurs contrastes, pour déplacer ce rien à la base de ce tas amoncelé, en révéler un autre angle. Il s’agit du travail de transporter, de faire passer des éléments dans d’autres et d’éclairer des éléments les uns par rapport aux autres d’une manière différente alors qu’ils sont souvent repris, mais aussi celui de rouler son tas à la manière du bouseux ou de Sisyphe. Travail du temps, de consolidations en toute conscience de leur inanité, étais, béquilles et remblais étant annoncés comme tels et montant leur édifice. L’attention et l’intérêt du lecteur sont là, dans la façon dont les mots sont avancés comme des appuis qui ne tiendront pas longtemps. Avons-nous tous joué, enfant, à la proposition qui consisterait à défier à deux la pesanteur en se soulevant tour à tour l’un et l’autre ? Bien sûr, ça ne tient pas.
Un désir de construction court après un développement organique qui le déborde. Le texte est la réparation constante du texte en même temps qu’une fuite en avant. Il est une remise en jeu de lui-même, dans l’esprit du jeu, parfois grave, parfois humoristique. Montage et assemblage sont des opérations essentielles grâce aux rapports et aux rythmes qu’elles suscitent mais elles sont prises dans le grignotement des jours, dans le quotidien de l’écriture. L’exposé d’un processus ne limite jamais un texte qui cherche l’échappée. On pourrait multiplier les oppositions et les contrastes qui le font avancer sur ses deux jambes ou comme un moteur à deux temps : lancer les dés, les reprendre. Une mécanique à engendrer produit ses emballements et ses débandades. C’est un texte-atelier qui s’attache aux expérimentations de l’atelier, à son usage fait de trajectoires et de piétinements. Même les constats d’échec rentrent dans la machine à auto générer du texte. Le tas est un vide-poche, un ventre et une matrice. Il est vitaliste et prodigue. Il ne se refuse ni le banal ni la beauté. Il ne se refuse même pas un amphigouri, si un rétablissement arrière le remet sur pattes. C’est de cela que provient l’étonnement du lecteur : du nombre de sensations et de matières rencontrées dans de multiples niveaux d’écriture qui ont toutes leur densité propre mais sont mises sur le même plan.
[Nouure] fait de morceaux dont l’écriture est antérieure à celle de Jusqu’au cerveau personnel trouve sa chambre d’échos grâce à ce dernier. Le premier volume semble plus évidemment poétique et le second plus proche de l’essai. Peut-être que le lecteur est invité à évaluer comment ils résonnent ensemble ? Ainsi peut-on sentir dans ce titre même de [Nouure] combien une écriture dite poétique peut connaître le danger de l’immobilité et de l’achèvement alors même qu’elle apparaît forte et réussie par sa lumière et sa tension ("le goût-moi"). Le pendant de [Nouure], Jusqu’au cerveau personnel, rétablit la circulation et apporte un mouvement, en tout cas un espace là où [Nouure] fixe le texte, l’arrête. Jamais le second volume ne se contente de commenter le premier ni d’en proposer la critique, ni d’opposer la prose à la verticalité du poème, mais il y a une prise à parti et une empoignade causées par sa mise en miroir avec le premier. Ce n’est pas son contexte ni son contre texte mais il y a chez Philippe Grand la volonté d’aller contre et de contester ou de rectifier. Le souci critique est démolisseur et ne se satisfait pas. Il n’y a pas d’avancée sans son objection et cela ne coupe jamais les ailes de ce qui arrive. C’est ce qui séduit sans doute autant le lecteur, que cette sorte de vigilance ne dessèche rien et qu’au contraire les remises en cause dégagent de l’air et de la vie. Aucune impossibilité de dire ne décourage le désir de parcourir.
C’est de la matière dense ou ce sont parfois des cailloux jetés les uns sur les autres. Même le lisse du banal a son accroc, son accident d’élocution, langue très savante qui sait se mélanger les pinceaux ou fourcher pour le plaisir du fourchu. Elle n’est pas un patois ni une mine de néologismes, le pittoresque du vernaculaire n’est pas sa tasse de thé, mais elle étend son registre pour que le tas ne rencontre pas son style. L’écrit rassemble de nombreuses lectures et les notes font entrer une bibliothèque magnifique dans le tas. Ce n’est pas seulement la bonne vieille intertextualité ni même la tentation du pastiche qui lui est inhérente, mais aussi l’intention de jouer avec le déjà-lu, de le surprendre parfois et de le souligner : réminiscences en tant qu’assonances, comme une occasion de faire rimer le tas avec la bibliothèque (Qui je fus). Le texte dérive, digresse et dévisse. Il est prédateur et saisit la balle au bond. Le fil des jours est sa main courante. C’est ce qui rend si surprenant et rempli de fantaisie tout ce qui s’attache au "Pocon" dans Jusqu’au cerveau personnel. C’est une bonne surprise remplie de sève que cette rencontre avec de la nourriture pour plante verte.
Philippe Grand devance ce que le lecteur pourrait lui reprocher : le précieux par exemple. C’est autre que précieux parce que c’est toujours juste à côté. Ce qu’on jugerait précieux n’est qu’une autre manière de caler un mot de guingois. Le lexique est parfois rural. Quoiqu’il en soit du rare ou du commun, il est placé pour intriguer, mener une intrigue dans la langue pour la bouger. Le lecteur n’arrive pas à décider si le tas s’amoncelle à la campagne ou à la ville tellement il rend contigus les paysages. Pourtant, dans Jusqu’au cerveau personnel, on se prend parfois à dessiner un personnage de maniaque. Les passages où le tas nous renvoie à celui qui le brasse en en perdant la moitié nous font entrevoir le chercheur myope, nous allions dire le rongeur ou la taupe. Et si le tas était son terrier ? En tout cas, celui qui se le coltine et le trimballe n’est pas un héros, pas un forçat non plus, mais la tenue du terrier demande des rangements infinis. Ce clerc, ce comptable, ce lettré, ce copiste, il semble plutôt débordé qu’il ne mène les opérations et on a le sentiment qu’il court au plus pressé pour colmater les brèches. Il est partagé par des oppositions, des contraires - une fatalité de l’oxymore - jusqu’à leur éclatement en des miettes de possibles, certains poursuivis, d’autres abandonnés. Pendant que des possibilités se multiplient ou se ramifient au fur et à mesure de l’exploration, le tas s’étend, en une sorte d’emballement génétique rendant impossible son rassemblement. Aucun des nombreux sacrifices ne remplira jamais la corbeille. Bougeant des matières, ce qui était en dessous se retrouve en dessus et le recyclage rumine. Il y a presque, sous-jacente, une comédie de l’écriture graphomaniaque dans la mesure où ses déplacements sont infinis et où elle défait d’une main ce à quoi elle donne forme de l’autre. Cependant, elle n’est jamais parodique parce qu’elle est aussi inquiète que drôle, aussi absurde que sérieuse.
L’inquiétude de celui qui dit je ou moi en les fondant dans le multiple est perceptible : un poète cherche la sortie de la poésie, un essayiste celle du livre. Dans Jusqu’au cerveau personnel, les autres, les amis, les curiosités, les remarques, les choses vues, les lectures, les classements, les inventaires prennent le relais de ce je cherchant la sortie et poussant sur le tas pour agrandir les murs. Une sorte de combat est menée pour l’inachèvement perpétuel et contre le sot ou le charmant projet qu’il y aurait de se peindre (en écrivain de l’incrédulité d’écrire mais ramenant beaucoup de fretin). Il est mené contre la connaissance dérisoire des tenants et des aboutissements de son propre travail. Il est mené contre l’autocritique. Ce n’est pas un harcèlement ni une colère ni une rage mais une persistance, une durée presque opiniâtre. Nous ne pouvons pas tenir compte de la façon dont Philippe Grand se regarde parfois à travers les soupçons d’inanité de son projet dévorant, sinon pour constater combien cette inanité est féconde et combien elle est le bon véhicule pour aller au devant du nouveau et ouvrir à autre chose. Il paraît faible de s’exclamer, après lecture de tant de pistes, que [Nouure], ouvrage rescapé dit de jeunesse, est rempli de moments splendides, même estampillés poésie. Cependant, c’est bien pour nous, amateurs de perles, que ce caillot de poésie résiste au grignotage modificateur et incessant du tas où il s’enchâsse.