Frédérique Guétat - Liviani | espèce
Publié à la suite de l’obtention du prix des Collégiens 2015 de la Biennale des Poètes de Val de Marne pour Le premier arrondissement (Sitaudis, 2013), la couverture de l’auteure, « Désastres égarés », nous dit quelque chose sur ce qu’on va lire. L’écriture de Frédérique Guetat-Liviani, poète, plasticienne, éditrice et traductrice, ainsi que ses actions poétiques, les installations, les performances et ses travaux publiques (éditer, publier les autres, écouter et écrire avec les autres) ont toujours étonné par leur singularité et la marque du collectif. Notion apprise en chair et en os si on découvre une partie de l’enfance de la poète dans le livre de Yolande Liviani, Les trimardeurs, apparu en 2016 (éditions Transit). Ses livres Imprimatur (2007), Les petites sirènes (2011), Prières de. (2012), Le premier arrondissement (2013), entre autres à titre individuel, et collectifs, comme Rafle, La porte rouge, Poésie, midrash et d’autres, faits à plusieurs mains, tous parlent dans une langue quotidienne reprise et nettoyée, syncopée, entrecoupée dans les interstices du vers, parfois à bout de souffle, pour la rendre à l’écoute. La subjectivité que déploie la voix est percée, traversée, agencée par empathie. Le réel échappé à l’écrit dans certaines de ses facettes devient une micro-histoire racontée, l’écoute de l’instant présent ou passé, rendu visible, d’une manière particulière, par laquelle, la voix du témoin d’un corps social, humain ou autre, individuel ou collectif aussi, souvent blessé, change de scène, d’époque, de lieu.
Dans espèce la dissémination va des pronoms aux sujets, le collectif désigne l’individuel, et celui-ci est façonné par les voix ou la vision des autres, même si elles ne sont pas censées s’exprimer : êtres de toute espèce. Des catastrophes, des individus avec nom et prénom, des légumes, un fleuve, les espaces parcourus ou qu’il aurait dû parcourir, et des êtres sans nom mais individualisés, des chavirés, ainsi que le travail (de la poule, par exemple) -et le non-travail ou le travail « au-delà », à la mine ou à « pôle emploi ».
Les autres activités « au-delà » de l’écriture concernent toujours l’écriture, presque comme inscription ou incision dans la masse langagière qui circule atrophiée par le monde du lisible.
Les catastrophes s’inscrivent aussi dans l’histoire et la société.
La poète dit à la revue IRIS & MÊTIS qui lui consacre son premier numéro :
« espèce est un poème construit en sept gestes. Il a bien fallu donner un ordre à ces gestes, un début, une fin. Cet ordre n’est pas hiérarchique car chacun des gestes a influencé l’écriture de tous les autres. C’est une structure gigogne... ». Donc, il ne s’agit pas d’un recueil, mais des projets, des développements, des concrétions qui se lient entre elles de façon dynamique. On pourrait dire aussi qu’espèce contient plusieurs livres. Et chacun écrit avec une langue qui devient scalpel de précision incisive.
On connaissait quelques extraits publiés de ce livre, entre autres : dans Mineurs venus d’ailleurs, Catalogue du Musée des Gueules rouges ou des « fluides » apparu au numéro 1 de Zone Sensible. Ainsi, les premiers font référence aux mineurs de la bauxite dans le Var et les textes « fluides » ont comme scène l’Huveaune dont les eaux sont détournées et rejetées dans une calanque.
Du seuil, la dédicace met le livre sous un aura spéciale, tragique : « A Timour Kacharava, militant antispéciste assassiné le 13 novembre 2005 à Saint-Petersburg, par des néo-nazis. Il avait 20 ans et un poème du livre lui est également destiné. On dirait que la mort a toujours un sens politique et renverse les individus au-delà de l’espèce : abattoirs et suppliciés de l’espèce humaine-animale, mais aussi les fleuves détournés, des bras morts. Catastrophes apocalyptiques, le quotidien et les désastres humains, naturelles, galactiques. Prédateurs de tout genre. Une des notes à la fin du livre signale les fausses hiérarchies selon lesquelles la disparition de la baleine bleue serait plus importante que l’abattage quotidien des milliards de poulets. On pourrait placer ce livre sous ces insignes : le jeune héros de la dédicace et la citation du communard Benoit Malon : « L’association est le principe de la morale ». Mais on peut lire l’ambiguïté que le mot association peut avoir pour un poète, inscrivant ses principes dans celle du rythme, de sa langue porteuse de savoirs et de mémoire collective, rescapée, coupée, collée. Le poète associe ce que sa propre langue lui dit. Dans Les petites sirènes (Plaine page, 2011) F.G.L. construisait d’une façon vive un panthéon propre des femmes extra-ordinaires. Ce qui compose et recompose (l’association), ce qui tue (le reste prédateur de l’histoire et de la nature). Par exemple la section « humanités », poèmes-biographèmes, hommages au communard, au maquisard, au poète, à l’antispéciste, à l’amour avec humour. Les corps fédérés finissent souvent à l’abattoir : « il garde les coupures de presse où l’on parle d’eux/comme d’une espèce quasi-animale ». Les gestes de l’abattoir exigent du lecteur l’assomption de ces images naturalistes : comment la vie est entretenue au moyen de la mort ? Comment fait-elle système ? Ces sont aussi des poèmes hommages aux héros de luttes plurielles comme les féministes antivivisection. L’histoire ainsi collectée ne peut pas se défaire d’une noirceur lucide. Pour trouver de l’optimisme il faudra atteindre la section « Légumes », où l’on trouve des poèmes hédonistes écrits en « vindicatif » : « pour se venger elle fait cuire des choux fleurs ». Et aussi de l’humour noir parmi ceux de « termes », comme dans « la vie » : la femme vieille dit/ ça y est ils recommencent/ à bombarder/ j’explique/ ce n’est pas un bombardement c’est le 14 juillet/ elle dit non c’est la guerre/ je réponds pas ici/elle me demande si je peux lui laver les yeux/ je crie tu dis n’importe quoi/ elle dit ça dépend. Ironie du Schlemil. « Pauvre ou riche, ignorant ou érudit, le schlemil est poursuivi par le malheur, une situation absolument favorable à la pratique de l’humour. » (Judith Stora-Sandor) L’humour sort de la noirceur, comme la vie de la mort, il persévère ici dans un sarcasme en sourdine qui rappelle tant celui de Tommaso Di Ciaula.
Je, nous, on, ils, il, elles, personnages multiples, chacun protagoniste d’un poème où les hiérarchies sont abolies, aussi entre les degrés d’importance des différentes domaines, l’histoire et le présent. Le poème rend le passé vivant. Et tout l’ordre des choses, leurs noms et leurs hommes sont montrés dans cette « descenderie » avec laquelle commence un poème de « sous sol » à propos des mineurs de la bauxite : « c’est un lexique en plan incliné ». Voici la sensation du lecteur. On va glisser... jusqu’à ce qu’une solution revienne dans l’atmosphère apocalyptique de la dégradation du capitalisme tardif, jusqu’à ce que « la terre redevient ferme sous nos pattes et sous nos pieds » : « l’aléa est un événement géopolitique ». Ce livre beau et terrible, comme tous les évènements poétiques et/où plastiques, collectifs, en 2 et 3 D, provoqués par Frédérique Guétat Liviani, concrétise une poétique politique, une association qui le construit au-delà de la page.
Frédérique Guétat-Liviani, espèce, éditions Le temps des Cerises, septembre 2017
Collection / Série : Biennale Internationale des Poètes en Val-de-Marne
ISBN 978-2-37071-139-7