Frédérique Guétat - Liviani | (passe)

dans un des premiers plans de camarades de marin karmitz il apparaît au loin à l’écran assis les jambes pendent dans le vide il fait signe avec la main puis lève le poing son corps est voûté pourtant si jeune déjà épuisé contrairement à yann le personnage du film la conscience politique ne le sauvera pas il retournera en prison pour vol et disparaîtra 2 ans plus tard

sur la place du marché accroché au lampadaire un bouquet de roses dans un papier transparent avec un peu d’eau pour que les fleurs ne soient pas assoiffées 3 fois par semaine les jours de marché on change les fleurs toujours de première qualité elles sont posées là pour qu’on n’oublie pas le garçon tombé au pied du lampadaire mort à 20 ans on n’oubliera pas non plus l’humour de l’architecte dealer de béton s’esclaffant je suis pour les règlements de compte c’est auto-nettoyant

nous stationnons loin de la maison il n’y a pas d’endroit pour se garer dans le quartier pour en trouver il faut aller loin jusqu’au cimetière nous longeons le mur qui le ceint et trouvons toujours une place nous ne franchissons pas le seuil nous restons au pied comme les chiens savent le faire

le chat revient de nuit il entre par la fenêtre qui donne sur le balcon comme lorsqu’il est entré la première fois tu vois il n’est pas mort c’était une fugue il est revenu un autre chat entre à son tour lui non plus n’est pas mort la multitude des chats entre par la fenêtre ouverte les pendus les écrasés les noyés les euthanasiés comment on va les nourrir

nous marchons au bord du lac elle appelle les oiseaux par leurs noms connaît leurs langues et leurs couleurs changeantes dans l’eau du lac il y a des déchets qui reviennent à la même saison que les oiseaux parmi eux une fleur sa tige longue embobinée dans les algues sa tête de morte bien droite à laquelle s’attachent quelques pétales encore rouges

ça fait des années qu’elle ne vole plus et puis elle est vieille et lourde pourtant elle s’élève très haut dans le ciel beaucoup plus haut que les murs qui délimitent les rez-de-jardin elle retombe lourdement sur le sol je la ramasse et la prends dans mes bras t’es-tu blessée

l’enfant qui pleure est nouvellement né ses cris m’insupportent me dérangent il faudra s’y faire cependant respirer manger penser au rythme de ce corps qui ne pèse rien et réside à peine mais pleure sans interruption dans une langue c’est évident qui n’est pas la sienne une langue proche de celle des mourants

elle me l’a offerte au printemps elle aimait les robes chemisiers les trouvait élégantes elle l’avait commandée au magazine elle à la page bon magique juste avant la page détachable des recettes de cuisine je ne l’ai portée qu’une seule fois bien que toute neuve je l’ai trouvée entachée

par-dessus elle a mis la couleur pour qu’on voit comment c’est un enfant juste avant la mort le roux des taches le mauve des lèvres le brun des yeux les coups trop récents pour avoir bleui la peau le vêtement gris trop grand les rayures le triangle rouge et pas jaune cousu tête en bas

lorsque les enfants marchent d’un pas assuré les poussettes deviennent encombrantes si elles n’ ont transporté que peu d’enfants on peut les photographier et les mettre en vente sur le bon coin mais quand elles ont beaucoup servi et que même en frottant longuement la toile on ne parvient pas à faire disparaître les taches on les dépose le soir près du conteneur poubelle c’est là que viennent les récupérer des adultes sans enfants qui y déposent leurs derniers effets personnels

au réveil le film d’hier soir s’est effacé sauf la scène où l’on voit la petite fille se lever d’entre les morts et marcher vers la maison rentrer dans la cuisine se servir un verre d’eau le boire calmement puis traverser à nouveau la cour jonchée de corps morts pour allonger le sien contre un autre

sur l’autoroute les corps sont en nombre le plus souvent ce sont ceux des petits animaux comme les hérissons les chats et les crapauds mais parfois ce sont des morceaux de pneus éclatés ou bien des chiffons rouges qu’on croyait perdus

ils seront bientôt pourvus d’organes imaginaux des pattes des ailes des sexes qui les rendront reproductibles comme ces moucherons dont la larve naît enceinte ces graines qui s’accouplent sous l’averse tandis que notre boîte crânienne n’en finira jamais de se resouder

8 décembre 2018
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