Gilles Weinzaepflen | Mobilité réduite

La première fois que je l’ai vu, j’étais en marche arrière pour entrer dans la cour de l’institut spécialisé. Il balançait de violents coups de pied dans les pneux du fourgon en pleine manoeuvre. Un éducateur se précipita et le tira de côté par le bras, puis le secoua et lui cria dessus. Mais ça ne sert à rien de lui crier dessus, il est comme ça, il aime les jeux violents, il bat ses camarades sans raison, parfois jusqu’au sang. Quand j’ai le malheur de l’avoir assis derrière moi, je me prends des coups de pied dans le dos à travers le siège, des tatanes bien senties. On ne peut rien faire, c’est un autiste hyperactif. Un jour, j’ai vu une basket manquer de s’écraser sur la tête d’un piéton. Je n’ai pas tout de suite réalisé que c’était lui, mais quand il a balancé sa deuxième chaussure, j’ai compris les règles de son nouveau jeu. Je me suis arrêté pour lui faire la morale, mais ça ne sert à rien. Autant un chien peut vous regarder d’un air penaud quand on lui fait des reproches, autant lui me toisait, me provoquait avec son visage étrange et féroce, ses traits déformés par l’imprévisibilité de ses affects. La bonté du personnel soignant ne pourra jamais rien changer, ni même les médocs. Au moyen âge, on aurait fait appel à un saint capable d’expulser les démons : « Sors de lui ! » On verrait le gamin secoué par des spasmes, la chose sortirait de lui en poussant des cris, il serait libéré de ses liens, devenu normal.

La rudravina est un instrument qui a presque disparu. On ne compte que 5 à 6 professionnels dans le monde. Je suis allé trouver le maître pour lui demander de m’enseigner cet instrument. Il a d’abord refusé. J’ai dû lui montrer que mon envie était très forte. Il a fini par accepter. Le maître m’a dit qu’il me laisserait jouer dans une dizaine d’années, mais d’abord il m’a demandé de prouver mon habileté en jouant pour un public d’initiés. Je n’avais pas de rudravina, impossible d’en acheter une en France. À Bénarès, j’en ai trouvé une, mais elle ne sonnait pas. Le vendeur m’a dit : « If you change the strings the sound will be better. » Finalement le maître m’a prêté l’une des siennes qui était en dépôt chez un élève. Il en possède cinq. La plus ancienne date du XVIIIème siècle, elle est au musée de la musique à Paris. L’instrument se compose de deux corps énormes, un manche aussi long que celui de la cithare. Les cordes sont épaisses et lourdes, de là vient que le son est grave et unique. C’est un instrument très difficile à jouer. Au départ j’étais percussioniste, je jouais aussi du didgeridoo, on jouait un peu de tout dans notre groupe. J’en ai eu marre de cette soupe qu’on entend dans les bars parisiens. Je suis arrivé aux tablas par les percussions africaines, puis des tablas je suis venu à la rudravina. Le souffle continu, ce n’est pas difficile.

Je viens toujours le prendre dans cette salle de jeux pour retraités juifs du Marais. Il y a une effervescence incroyable, beaucoup de rires. Je l’appelle par son nom : « Monsieur Rosenberg ! » Aussitôt le vieil homme se lève, toujours très digne. Il porte un costume cravate et marche avec une grande difficulté. Je le soutiens en m’excusant, on m’a encore attribué un énorme Master alors que j’ai besoin d’un Kangoo, dont l’accessibilité est beaucoup plus facile pour des personnes en perte d’autonomie. Pas de marche-pied surélevé, il suffit de se tenir droit en s’agrippant à la portière, puis se laisser tomber sur le siège passager. J’étais loin de me douter du genre de tempête qui agitait son crâne, je croyais qu’il avait toute sa tête, monsieur Rosenberg, comme il sortait d’une partie de cartes aux règles sans doute compliquées. Mais il était complètement démoli du cerveau, incapable de se souvenir de son adresse, de son nom qu’il avait pourtant reconnu quand je l’avais appelé au milieu de ses camarades. Heureusement, tout était noté sur ma feuille de route : adresse, code de l’immeuble, étage, troisième porte à gauche. Pendant le trajet, j’écoutais son monologue en surveillant la route. Tout le ramenait à une certaine époque, dans un pays qui avait beaucoup compté pour lui : l’Algérie.

Mon père était le premier à posséder un camion à Oran, une ville avec beaucoup d’Espagnols. On peut voir la côte espagnole par beau temps. J’ai appris l’espagnol grâce à mes petits camarades espagnols. C’est comme ça que j’ai appris l’espagnol, une langue que je parle couramment. Il ne fallait pas m’insulter, parce que là, il ne s’agissait pas de régler ça par la discussion, je ne regardais ni à la taille ni au grade, je frappais et tant pis si l’autre me tombait dessus. Il faut choisir ses amis parmi des gens honnêtes et droits. On peut trouver des gens bien partout, je préfère un Arabe honnête et droit à un juif qui joue au petit malin. Celui qui me dit sale juif, même s’il est mon supérieur et que je vais me retrouver en prison, c’est un coup de poing. J’ai appris l’espagnol à Oran, une ville algérienne qui possédait une très forte colonie espagnole. Ce n’est pas à l’école mais dans la famille de mes camarades espagnols que j’ai appris l’espagnol. On peut devenir ami après, mais je ne cherche pas à discuter. Tant pis s’il me casse la figure et que je vais en prison : celui qui me dit sale juif, je ne regarde pas s’il est plus haut que moi ou s’il est gradé, je lui balance un coup de poing. Ce n’est pas la peine de discuter. L’espagnol est une langue latine qui est beaucoup plus facile à apprendre que l’anglais. Je respecte les autres, ils doivent aussi me respecter. Qu’ils soient Grecs, Français, Arabes, juifs ou catholiques, je ne regarde pas d’où ils viennent, pour moi si une personne est droite et honnête, alors on peut devenir ami.

À la régulation, on ne les sent pas vraiment concernés. Leur truc à eux c’est de nous fournir une feuille de route bien ficelée, créer une bonne ambiance en partageant de temps à autre un petit café avec nous. Ils sont là pour qu’on fasse corps, qu’on lâche pas la direction, surtout qu’en ce moment certains parlent de grève. Ils veulent faire monter les salaires, diminuer l’amplitude horaire, offrir des perspectives aux plus anciens. C’est vrai que les conditions de travail et le salaire sont minables, aucune promotion possible. Les véhicules sont mal nettoyés, toujours un harnais de sécurité qui manque, l’ascenseur latéral du fourgon qui bloque, la climatisation en panne. L’ordinateur de bord préhistorique nous prend trop de temps, la feuille de route est parfois modifiée en milieu de parcours, on doit repartir dans l’autre sens, se mettre en retard, décaler des clients, se taper les bouchons qu’on a pris soin d’éviter, avec la pollution, les feux, les connards au volant, les klaxons, toute la tension de la ville. Mais on aime bien notre boulot. On est à même les gens, à la même hauteur qu’eux. On est en contact avec tous ceux que la société cache, ceux dont elle a honte. Les handicapés, les vieux, les obèses, Alzheimer et Parkinson. On fréquente tous les étages de la folie et de la maladie mentale. Rien que des irrécupérables, des blessés pour toujours. Alors même si c’est difficile certains jours, on finit par tous les aimer en discutant avec eux, en partageant un moment de leur vie, en les accompagnant à leur travail, dans les C.A.T. et les maisons de vieux, les hôpitaux de jour, les mouroirs municipaux puants, remplis de gémissements, les institutions religieuses, les restaurants et les cafés où ils se donnent le plaisir d’être comme les autres.

J’ai été arrêtée par la Gestapo, torturée. Puis ils m’ont tuée : pan pan, c’est pour ça que je dois me réincarner. Aujourd’hui mon corps est bousillé, ça ne se voit pas mais TOUT EST BOUSILLÉ A L’INTÉRIEUR. Il n’y a absolument plus rien dans mon corps qui fonctionne normalement. Ma mère a épousé un boucher, l’idiote ! Maintenant ils se sont installés à la campagne, ils élèvent des poules et des génisses. Pas des vaches, non : des génisses ! Il tient à ce mot, génisse. Elle n’est pas heureuse, la transmigration se produit une fois que l’âme a quitté le corps. Je suis thérapeute, nous sommes 12 dans mon groupe. J’ai rencontré mon amie dans une maison de repos en Bretagne, elle a du mal à marcher. La résurrection et les séries de réincarnation visent à un perfectionnement, à une conformation à la personnalité divine. C’est ça, la responsabilité : poser la question. Le Christ a couché avec Marie-Madeleine. Quand on rencontre quelqu’un, on ne commence pas par se poser des questions sur sa sexualité, on essaie de rencontrer une personne. On s’autorise à poser des questions sur la sexualité de Dieu, mais son propre boulanger, on ne connaît pas son nom.

Je la conduis chaque matin à l’hôpital de jour. Je ne sais pas exactement ce qu’elle a, elle a toujours l’air sur le point de partir en vrille, d’avoir un malaise avec son front luisant, ses traits tirés, son visage tendu. Son corps donne l’impression d’être emprisonné, il est en mouvement permanent, comme si elle voulait sortir d’elle-même, quitter son fauteuil électrique, une machine de haute technologie devenue un prolongement d’elle-même, qu’elle manipule avec ses doigts tordus. Elle me parle d’ésotérisme, de mondes parallèles, ce n’est pas ma tasse de thé mais je l’écoute quand même, fais oui de la tête, lui pose des questions pour qu’elle ne se sente pas seule pendant le voyage. Même s’il n’est pas à moi, que je le partage avec les autres chauffeurs, c’est mon véhicule. C’est moi le capitaine du vaisseau, à moi de créer une bonne ambiance pendant la traversée, de le diriger par une conduite douce et agréable, sans accélérer ni freiner brutalement. Je les écoute, m’intéresse à ce qu’ils disent, deviens leur confident, quelqu’un en qui ils peuvent avoir confiance, à qui ils peuvent dire des choses qu’ils ne diraient pas à leurs proches, quand ils en ont. Quand on circule, on est dans une bulle d’intimité, mais attention, avec moi pas d’attouchement. Une fois, un type m’a demandé de lui verser un whisky en arrivant chez lui, puis il m’a prié de l’aider à ouvrir son pantalon qui le serrait trop, je l’ai senti venir quand il m’a supplié d’ouvrir sa braguette. Je l’ai planté direct, pantalon ouvert ! Il y a des clients qui nous prennent pour des putes, mais c’est rare. Même si je sais que ça se pratique en Suisse, je ne suis pas là pour procurer un service sexuel aux handicapés.

Je vis dans le 13ème arrondissement depuis 1936, rue Strauh. Strauh était le tambour de Napoléon mort lors de la campagne de Russie. À l’époque, le 13ème, c’était presque que des terrains vagues, la BNF était un centre de pompiers. Je suis parti à Berlin pour 3 ans, je suis devenu livreur de matériel d’aviation. Avec le soldat allemand Emile Müller, un litre de soupe, de la vraie flotte, des bribes d’allemand et petit à petit, on se rend bien compte que les Allemands ne sont pas tous derrière Hitler. Emile a perdu ses deux fils sur le front russe. J’ai vu les cheveux de sa femme devenir blancs en huit jours. Je suis retourné une seule fois à Berlin, j’ai vu l’église détruite. 8 millions de tués en Allemagne, 22 en URSS : vous pouvez me dire pourquoi ? Le cours de la Bièvre a été détourné à Antony, c’est idiot de vouloir la découvrir, ce n’est plus la Bièvre qui passe dans le 13ème, ce sont les égoûts. La Maison Blanche a une origine mystérieuse. Il est possible qu’il s’agisse d’une résidence qui appartenait à Blanche de Castille, la mère de Saint-Louis. Elle est devenue un lieu de débauche de la noblesse vers la fin de la monarchie. La station de métro s’appelle Glacière parce qu’autrefois, il y avait des marécages. Les gens venaient patiner le dimanche en hiver quand c’était gelé. On avait construit des entrepôts sous les marais, on découpait la glace et on la stockait dans des puits, elle se conservait et pouvait se revendre jusqu’au mois de juillet. Les moines se faisaient la guerre pour le contrôle des moulins à eaux sur la Bièvre. Rue de la colonie, c’était une colonie de chiffonniers, un lieu misérable. On n’a pas idée de la misère qui régnait là. Pilâtre de Rozier s’est envolé de la Butte aux Cailles. C’était un monsieur Caille qui était propriétaire du terrain, comme la rue du chant des alouettes : c’était monsieur Alouette.

Il habite un bel appartement dans le 15ème. Il loue aussi un atelier d’artiste dans un HLM, rue de Belleville. La première fois que je suis allé le chercher, je me suis perdu dans les cages d’escalier, j’ai cherché son nom sur les sonnettes, j’ai interrogé les jeunes qui traînaient. Pas un seul ne connaissait son vrai nom, mais tous savaient où il peignait, le Chinois. Quand je suis entré dans l’atelier, il était assis dans son fauteuil roulant face à une peinture de 3 mètres de haut. Je ne comprenais pas comment il pouvait réussir à peindre des images aussi grandes depuis un fauteuil, je n’ai pas osé lui demander, j’ai préféré imaginer des stratagèmes : un tube téléscopique en alliage léger surmonté d’un pinceau, un assistant qui exécute ses ordres, peut-être un de ces jeunes qui découvre avec lui que la vie peut être autre chose qu’une errance à plusieurs dans les halls d’immeuble. Il m’a dit qu’il a vécu aux Etats-Unis après avoir participé au Printemps de Pékin, un moment où tout semblait s’ouvrir, où on pouvait enfin s’exprimer. Il y avait une palissade où les artistes collaient des tracts, des affiches, des textes politiques, des appels à des rassemblements. Il avait formé un groupe avec d’autres artistes, il y en a un qui est devenu une star internationale : Ai Weiwei. Ce court moment de liberté a été balayé d’un grand geste communiste, ils ont été emprisonnés, certains envoyés dans des camps, des lieux de relégation agricole où on les obligeait à vivre une vie de cafards, penchés sur les sillons. Il a réussi à partir aux Etats-Unis comme réfugié politique. Là-bas, il commençait à se faire un nom dans le monde de l’art, il avait une petite amie américaine, quand soudain, l’accident. La fille est morte sur le coup, il s’en est sorti paralysé. Il est venu en France où il est devenu poète. Il me dit : « Difficile de publier un livre, très très difficile, beaucoup de manuscrits c’est directement poubelle.  » Parfois je le conduis à des dîners où il rencontre ses galeristes. Il me dit : « Je ne veux pas être prison  », c’est pourquoi il en a plusieurs. Il a des cheveux bouclés poivre et sel, une chevelure étonnante pour un Asiatique, elle occupe la moitié du rétroviseur et m’oblige à faire attention quand je regarde derrière nous. Un type gentil et gai, un révolutionnaire discret, un vrai.

17 avril 2017
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