Gwenaëlle Stubbe | Transformation des grammes en lettres
Gwenaëlle Stubbe a publié en 2005 Salut, salut Marxus chez Al Dante. On peut l’entendre en lire un extrait à Théâtre Ouvert le 17 juin. Belge, elle vit en région parisienne et mène depuis plusieurs années des ateliers et stages d’écriture, en particulier avec le rectorat de Versailles. Cette expérience narrative avec de très jeunes enfants est aussi singulière que ses textes. FB.
La femme des bois, la laine et le pèse-lettres
Une fois, une nuit, une heure, d’un arbre, d’une hauteur, une petit femme sortit, puis partit à son travail comme si de rien n’était. Cette femme passait ses journées à peser des lettres de toutes les formes et de toutes les couleurs.
Elle pesait des Z, des I, des O, des B, des C, et chantait :
B tu es aussi lourd qu’un bateau,
C tu es aussi léger qu’un crochet,
I tu es..., etc.
Cette femme s’appelait parfois femme des bois, parfois HiMeuHan, parfois PimPon. Elle changeait de nom comme un caméléon, juste pour se faire plaisir. Elle ne savait pas trop lequel lui allait le mieux. Et donc chaque jour, elle portait un nouveau nom et à partir de ce nom, elle inventait une nouvelle une chanson. Voici, la première :
Hi Meu Han Hi Meu Han
Il mange l’hiver
Il me mange, il me mange
Bonne année grand-mère !
Hi Meu Han Hi Meu Han
Il mange l’ouragan.
Il me mange, il me mange
Il mange tout l’hiver.
Chez sa vieille sa grand-mère !
(Chanson inventée sur l’air de Vive le vent)
Cette femme ne marchait pas, elle n’avait pas de pieds. Non, elle avait des pieds, ils étaient en bois.
Elle ne parlait pas, elle n’avait pas de bouche, la bouche était fermée.
Une fois, une nuit, une heure, une femme des bois s’avançait dans sa forêt de bois, dans ses terres humides. La terre était faite de mousse, elle ressemblait à un gros nuage noir. Elle était seule. Elle passait son temps à peser des lettres dans la nuit, des lettres de toutes les formes et de toutes les couleurs sur son pèse-lettres qu’elle appelait aussi “la peseuse ou la pesure”. Elle aimait les lettres qu’on peut peser longtemps comme les voyelles AAAAA et les ZZZZZZ, ils affichaient sur la balance plus de grammes que les lettres rapides, les K , les T qu’il fallait mettre très vite les unes après les autres.
Tout en pesant, elle tissait de la laine pour se faire un manteau. Malheureusement, la vie n’était faite que de ces deux choses : peser et tisser, ce qui la rendait folle d’ennui.
Elle décida de bouger : de se tisser une bouche avec de la laine pour pouvoir parler. Elle tissa donc cette bouche, puis, la mit sur la peseuse (une bouche, ça pèse pas 36 kilos !). Non, La bouche pesait un centime. Ensuite, ce fut le tour de sa langue, elle pesa sa langue. Elle la posa sur le pèse-lettres sans la couper. On ne la voyait pas toute entière, on n’en voyait qu’un morceau. C’était une longue langue qui se tirait comme une corde. Pour la mesurer, elle dut inventer un nouvel instrument de mesure : le MESURE-LANGUE. Le MESURE-LANGUE permettait de mesurer la langue à vue d’oeil et à vue de nez. A vue d’oeil, on aurait dit une langue de vache amoureuse, et à vue de nez, une langue de vache folle.
Tout ça ne suffisait pas. Elle continuait malgré tout à s’ennuyer. Pour passer le temps, elle jouait avec sa bouche qui n’était pas une vraie bouche, c’était de la bouche collée : elle l’enlevait, puis la remettait, l’enlevait, la remettait, jusqu’à ce qu’elle ne tienne plus et tombe par terre sur une des lettres qui étaient au sol.
Parfois, elle était obligée d’aller au village pour se chercher à manger. En général, tout allait bien. Mais la dernière fois qu’elle s’y rendit, elle rencontra les gens du village qui ne lui dirent plus bonjour comme d’habitude. Ils l’appelèrent par un autre nom : Madame Langue-Bouche-Mesure-et-Lettres. Elle n’aima pas ça. Insolents, leur dit-elle. Elle ne mit plus les pieds au village et retourna vivre dans les bois où elle se nourrissait de bois qu’elle trouvait par terre.
C’est comme ça qu’elle devint la femme de bois.
Un matin, sur son chemin, elle rencontra un nouveau pèse-lettres en bois. Elle monta dessus pour mesurer son poids, mais la balance ne bougea pas, elle afficha O. La femme de bois ne pesait plus rien. Son corps était devenu marron transparent un peu comme celui d’un fantôme.
Elle voulut retourner au village pour prendre sa revanche en faisant des farces aux villageois. Elle n’aimait pas comment ils l’avaient traitée là-bas. C’était facile de venir près d’eux, de leur coller des champignons ou de renverser leur farine par terre sans qu’ils ne se rendent compte de rien puisqu’elle était transparente.
Quand elle eut accompli toutes ses farces, elle retourna vivre dans les bois. Et décida de reprendre des couleurs et du poids en mangeant. Chaque jour, elle se mettait sur la balance, regardait combien elle affichait, mais la balance n’affichait pas grand-chose. Elle eut une idée : rentrer dans le corps d’un homme pour lui prendre son poids ! Une fois la chose faite, elle se pesa sur le pèse-lettres, et là ce fut une surprise, le pèse-lettres n’afficha plus des grammes, mais des lettres : 50 lettres A et 1000 points sur les i (juste les points sans la barre du i).
Comment s’est construite l’histoire
Le Gfen 22 m’a invitée à créer avec six classes de niveaux différents une histoire unique sur le thème de la Mesure et de la Démesure : CE1, CE2, CP, maternelles et une classe de collège. La classe de collège devait commencer l’histoire, elle était lue ensuite dans les autres classes qui la poursuivraient
Trois objets pour lancer l’histoire
Je suis partie de trois objets. Il y avait : un pèse-lettre (un pèse-lettre est un petit instrument de mesure qui sert à peser les lettres, celui-là était de fabrication belge, il est articulé sur un pied, et fait lointainement penser à un sextant). Ce pèse-lettre est particulièrement raffiné, on pourrait dire qu’il a du maintien. Il rappelle un peu la stature des mantes religieuses ou ce genre d’insecte allongé.
Avec ça, j’avais amené un second objet que j’appelais le personnage des bois. Il se trouve que c’est une racine dans laquelle on peut tout à fait voir un être vivant. Elle avait une façon de tendre le bras comme pour attraper quelque chose ; les enfants voyaient dans ce geste une personne qui enfilait son manteau ou qui attrapait une pomme. On peut poser sur elle toutes sortes d’interprétations anatomiques : on est libre de lui coller des yeux où on veut, de lui mettre ou des jambes, ou pas de jambes, ou des bouches, ou pas de bouches, ainsi de suite, d’y voir une femme ou un homme. Cette incertitude se retrouve dans le texte qu’ils ont écrit. Les jeunes de 4 ans notaient tantôt que le personnage avait des pieds, tantôt qu’il n’avait pas de pieds. J’ai repris dans l’histoire leurs propos contradictoires sans vouloir unifier. La même difficulté se présenta pour la bouche : certains voyaient une bouche fermée, d’autres ne voyaient pas de bouche du tout : Le personnage ne marchait pas, il n’avait pas de pieds. Non, il avait des pieds, ils étaient en bois. Il ne parlait pas, il n’avait pas de bouche, la bouche était fermée.
Ce passage fut écrit par une classe de maternelle et lu à une autre classe, de maternelle également, qui devait poursuivre l’histoire ; c’est de cet endroit du texte qu’ils avaient envie de continuer le récit, et pas à partir de ce qui avait été écrit précédemment par les enfants de collège. Pascale Salomon, leur professeur, et moi-même, nous les avons surpris en train de discuter autour de cette bouche comme si une bouche fermée était impensable pour eux.
J’avais lancé l’idée d’un personnage des bois sans mentionner le mot de racine pour ne pas casser l’effet. Ils ont de suite embrayé sur un personnage masculin. Voici les premières phrases écrites par la classe de 6e du collège :
Une fois, une nuit, une heure, d’un arbre, d’une hauteur, un petit homme sortit, puis partit à son travail comme si de rien n’était.
Le troisième objet, c’était de la laine, pas de la bête laine, non de la laine que j’avais ramassée dans une prairie en Belgique où paissaient des moutons noirs. La laine était accrochée aux fils barbelés. Le particularité de cette laine, c’est qu’elle était archi-brute et qu’elle sentait.
Construction
A partir de ces trois objets, l’histoire pouvait débuter.
La première classe a commencé par écrire plusieurs débuts d’histoire :
1. L’homme de la forêt s’est dit qu’il allait écrire à sa voisine la vieille de la clairière pour lui envoyer un peu de laine.
La vieille reçut la lettre avec plaisir. Elle n’avait pas de laine pour tisser son châle.
2. Une fois, une nuit, une heure, d’un arbre, d’une hauteur, un petit homme sortit, puis partit à son travail comme si de rien n’était. Il chantonnait ce refrain :
B tu est aussi lourd qu’un bateau.
C tu es aussi léger qu’un crochet.
D tu es le désespoir.
Mais je préfère le L de Liliputieville (ma ville préférée)
L’homme s’amusait à peser les lettres de toutes les formes, de toutes les couleurs.
3. L’homme de bois s’avance dans sa forêt de bois, dans ses terres humides, il est seul.
L’homme de bois tisse et retisse la laine. La vie n’est faite que de ça, et ne sera faite que de ça.
Ce qui le rendait fou d’ennui. Il ne savait faire que tisser, alors il décida de tisser aussi les mots.
J’ai conservé dans le texte final les deux dernières versions, donc deux débuts d’histoire. L’histoire s’enclenche par deux fois, comme à retardement. Elle commence et recommence.
Voici la version finale :
Une fois, une nuit, une heure, d’un arbre, d’une hauteur, une petit homme sortit, puis partit à son travail comme si de rien n’était. Il passait ses journées à peser des lettres de toutes les formes et de toutes les couleurs.
Une fois, une nuit, une heure, un petit homme des bois s’avançait dans sa forêt de bois, dans ses terres humides. La terre était faite de mousse, elle ressemblait à un gros nuage noir. Il était seul. Il passait son temps à peser des lettres dans la nuit, des lettres de toutes les formes et de toutes les couleurs sur son pèse-lettre qu’il appelait aussi “la peseuse ou la pesure”.
Le raisonnement fut pareil pour les noms. Au lieu de choisir un nom pour le personnage, je repris les différents noms que les jeunes lui avaient donnés. Nommer les choses, les gens, a une grande importance dans la tête des enfants. Ils voulaient d’ailleurs toujours me donner leur prénom. Une petite fille m’a même dit, mais tu ne nous connais pas, tu ne sais pas nos prénoms. Et cette remarque, elle eut tout à coup l’idée de l’insérer dans l’histoire : “Mais en fait, le personnage de l’histoire ne nous connaît pas, il faudrait lui envoyer une lettre avec nos prénoms dedans !”. On imagina ensemble de composer un seul prénom (imprononçable), à partir des premières lettres de chaque enfant ce qui donna ceci : Dttnimltjctmkc.
Finalement, chaque enfant et chaque classe nommèrent le personnage principal (l’homme des bois) à leur manière. Ce choix d’inclure plusieurs noms fut décisif pour l’histoire, il instaura un trouble dans le personnage. Le personnage commença à louvoyer, à changer facilement d’identité. Ce qu’on va voir par la suite.
Comment l’homme des bois devient la femme des bois
La première chose qui changea en lui, ce fut son sexe. Pourquoi ?J’avais au départ mis les jeunes sur la piste d’un personnage masculin, comme ça naturellement : on dit plus facilement homme des bois, que femme des bois. Et on dit encore plus naturellement un homme des bois partit à son travail comme si de rien n’était, qu’une femme des bois partit à son travail... Cette phrase (la femme des bois partit à son travail...) renverse la logique voulant que ce soit en général l’homme qui parte au travail comme si de rien n’était. Donc, je les avais influencés dans ce choix (on a plus immédiatement présent à l’esprit l’homme que la femme dans beaucoup de situations). C’est une petite fille qui sans le vouloir me fit prendre conscience de ça. Quand elle commença à dessiner l’histoire sur une feuille, elle dit : “Moi, je ne dessinerai pas un homme, pourquoi dessiner un homme, c’est une femme que je veux dessiner”.
Donc le sexe du personnage changea, il fut appelé la femme des bois. Je me demandais d’ailleurs ce que ça allait engendrer en eux comme réactions.
Révolte contre un changement de nom
La faculté du personnage à changer de nom s’imprégna dans l’esprit des jeunes. Au départ, la femme des bois avait trois noms différents : Femme des bois, Imeuan, Pimpon ; ils en rajoutèrent un quatrième : Madame Langue-Bouche-Mesure-et-Lettres. Ce nom-là lui fut donné par les gens du village sans son consentement, ce qui la révolta. Je vois, ici, le fait que dans la tradition la femme change de nom et perd ainsi son identité (on ne peut plus retrouver ses traces : ainsi, des amis d’enfance, ayant connu une femme, mariée depuis, auront un mal fou à la retrouver, étant donné qu’elle aura changé de nom. Et transmettre son nom de famille est souvent très important, on y associe une grande fierté, comme si toute son identité y était concentrée).
Et c’est là que l’histoire se corse. Au moment même où elle change de nom, elle change de poids, elle devient transparente comme si elle avait perdu toute consistance, comme si ce faux nom l’avait dénaturée (c’est une possibilité de lire l’histoire dans ce sens) : La femme de bois ne pesait plus rien. Son corps était devenu marron transparent un peu comme celui d’un fantôme.
Transformation des grammes en lettres (abcd..., etc.)
Ensuite, un petit garçon écrivit cette phrase (je leur avais demandé d’inventer un moyen pour que cette femme retrouve une certaine substance) : la femme rentra dans le corps d’un homme pour lui prendre son poids. Il est vrai qu’un homme est toujours plus lourd en général qu’une femme. Et il est vrai aussi qu’entre hommes et femmes, certains échanges ont lieu comme des échanges de noms propres (il faudrait plutôt parler de substitution que d’échange). Et curieusement quand elle se pèsera, elle n’affichera plus des grammes, mais des lettres. Comme si l’échange s’était non seulement effectué au niveau du poids mais aussi au niveau du nom. On peut même aller plus loin : pour avoir du poids dans cette histoire (dans ce monde), il faut des lettres, donc il faut un nom.