Helene Reimann, lisiez-vous ?

De Dominique Quélen, Les dispositions de la loi vient de paraître aux éditions Invenit, dans la collection Ekphrasis dirigée par Dominique Tourte.


 

Un sévère autoportrait la montre plus jeune qu’elle n’était alors – autoportrait-souvenir, tête forte sur un buste frêle, des repentirs dans le tracé du cou, des épaules et des bras, d’un modelé plus ample d’abord, comme s’il s’agissait de tout réduire. À l’inverse, les traits hypertrophiés du visage. Et je l’imagine dans le monde restreint et intime de son lit, parmi les dessins et les draps, visage debout dans l’allongement du corps. « Ce n’était pas la mort, car j’étais debout, /Et tous les morts sont couchés [1] ». Elle dessine aussi des vêtements vides qui ont des jambes. Vêtements vides, pièces vides, meubles vides : monde vide où ne sont plus que les objets, les formes immobiles dans l’espace et le temps. Ce qui reste quand il ne reste rien. Leur trace [2].




Celle qui dessine s’appelle Helene Reimann, marchande de chaussures, mère de sept enfants. Née en Silésie en 1893, morte à Bayreuth en 1987. Internée plusieurs fois pour schizophrénie, puis définitivement à partir de 1949. Dessinant sans fin. Les infirmiers déchirant au fur et à mesure. Jusqu’à l’arrivée du Pr Böcker en 1975. Qui interdit à quiconque de détruire son travail.

Ci-dessus de gauche à droite, une partie du dessin d’Helene Reimann, un détail de ce dessin, la page 21 du texte de Dominique Quélen.

Mobilier (indiqué au recto), non daté, a été dessiné au crayon graphite et crayon de couleur sur papier fin réglé, 29,5 x 20,8 cm, par Helene Reimann. Il appartient à la collection du LaM Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut. La photo du dessin est de Nicolas Dewitte.

Le texte de Dominique Quélen suit chaque ligne droite - toutes le sont, les verticales, les horizontales -, plonge dans les volumes répartis géométriquement entre les quatre bords de la feuille. Il ne lâche pas d’un mot le dessin silencieux et sans ombre. À quoi œuvre-t-il ? Il observe la façon dont la main fait vibrer l’espace dans la feuille rescapée, comme Helene Reimann, de la disparition et de l’oubli. Les phrases cheminent entre les sept meubles, éprouvent le crayonné gris et marron, se glissent entre les barreaux du dossier de la chaise jusqu’au trou blanc qui perce le bois là où palpite le dessin, un poème.

Dominique Quélen a disposé dans son texte les figures absentes du dessin d’Helene Reimann : Emily Dickinson, Samuel Beckett, Georges Perec, Robert Walser, Franz Kafka, Russell Banks, Hermann Ungar…

Y avait-il une bibliothèque dans l’asile psychiatrique de Bayreuth ? Helene Reimann, lisiez-vous ? Vous ouvrez Les dispositions de la loi de Dominique Quélen et murmurez avec le plus grand sérieux, quel titre étrange, que veut-il dire.

20 décembre 2012
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[1Emily Dickinson, Poèmes, trad. de l’anglais par Guy Jean Forgue, Aubier-Flammarion, 1970, p. 129. NdA.

[2Les dispositions de la loi, page 27.