« Il se dit que la lumière pouvait venir simultanément de l’intérieur et de l’extérieur. »

« Soudain, il en eut assez, de ce récit, du patron désagréable qui lui lançait des regards interrogateurs à présent que son verre était vide, de l’odeur écoeurante de la saucisse. Non, décidément, la lumière ne venait pas de l’intérieur. Il fourragea dans le fond de sa poche, en sortit un billet et quitta le café sans un mot.
Une fois dehors, la main sur le guidon chromé, face aux ormes guillerets dans le jour resplendissant et frais, il retrouva avec un sentiment d’allégresse la pleine sensation d’un cadeau inopiné d’infinies possibilités.
Le branchage revêtu de jeunes feuilles qu’une brise affolait, qui se frottaient malicieusement ou maladroitement les unes aux autres, le toit de la mairie, en ardoise noire aux nuances subtiles allant du bleu nuit au gris terne, le drapeau qui se balançait à la manière d’une queue de chat, de-ci, de-là, l’azur concave du ciel strié par les panaches d’avions invisibles, telles des lignes tirées sur une page par des écoliers s’apprêtant à y appuyer leurs lettres en cursives majuscules, tout ça, et bien d’autres détails encore, se précipitaient sur lui, affluaient en se ruant dans ses orbites qui buvaient en vrac cette bousculade. Il voyait, captait et intégrait ce désordre qui était précisément celui de la vie éclatée, impossible à répertorier ou classer, à ranger dans des caisses ou empiler dans des rayons comme le faisaient les magasiniers de la sciure des pièces de bois ou des outils. Exalté par ses observations et ses réflexions, alors qu’il enfourchait son vélo, il se dit que la lumière pouvait venir simultanément de l’intérieur et de l’extérieur. »

(Emmanuel Moses, Le compagnon des chacals, Galaade, mai 2016)



Cet extrait de la troisième des cinq fictions (car non, il n’est pas marqué nouvelles sur la couverture, mais fictions, on y reviendra) qui composent ce livre d’Emmanuel Moses, est, à la fois, le cœur, le nœud de cet étrange univers de récits indépendants, et en ce sens, représentatif du livre en entier – il l’est, représentatif de l’ensemble, et, à la fois : pas du tout.
Ce récit d’excentrement, de fuite du quotidien de « Philippe, ouvrier paysan » (l’usine est fermée ce jour-là, il faut rebrousser chemin, et le chemin rebroussé se fait promenade inédite), pour saisir un peu de l’infini des possibles du monde extérieur, de ce qu’il y a à voir, dehors, qui se reflète au-dedans, est une merveille, une épiphanie : où quand le monde, en son désordre, mis en récit, se fait poème, tableau, suspension sensorielle.

Chacune des fictions fonctionne en autonomie, mais de les réunir en augmente la puissance. Le format y est pour quelque chose : nous sommes toujours ici plus proche de la novella ; chaque récit dépasse les 40 pages, chacun imbrique plusieurs temporalités (par le biais de la remontée de souvenirs comme chez Philippe ; par la concaténation d’époques comme pour Marie dans Lettre de nuit, dont l’histoire d’amour se raconte en fragments, d’époques, de temps ; par le récit du récit d’un autre (modifiant l’unité d’espace et de temps, d’un commissariat la nuit du réveillon), pour le policier Arden dans la fiction éponyme Le compagnon des chacals), chacun invente sa dramaturgie, se défiant souvent de tout art de la chute. Si art de la chute il y a, puisque c’est parfois ainsi qu’on définit la nouvelle, il s’agit d’un art de tout fonder sur la chute, de la mettre au cœur — parfois, littéralement, au centre structurel du récit, comme dans Lettre de nuit. Et comme par symétrie, la belle fugue de Philippe sus-évoquée fait le parfait centre du livre, en constitue le noyau lumineux.

Dans tous les cas, les lieux nous sont donnés à voir en une belle économie de mots, nommant peu mais judicieusement, les lieux. C’est tout l’art de Moses, poète, par ailleurs, que de nous faire voir le monde, nous le faire voir absolument – et avant toute autre chose —, nous faire voir « ce désordre qui était précisément celui de la vie éclatée, impossible à répertorier ou classer », à travers les yeux d’individus non répertoriés. En nouvelliste, Moses nous place ce narrateur, comme ceux des autres fictions (le commissaire Arden à qui sera livré un terrible secret dont il ne peut rien faire, rien d’autre que le recueillir ; Marie qui converse à travers les lieux et les temps avec son amant), nous le pose, le trace, le « monte », en peu d’informations, qui nous servent à l’accompagner ensuite en ses méandres. En romancier, Moses bâtit a minima une vie entière, un trajet de et dans la vie : qu’il soit saisi sur une échelle large ou dans un moment de suspension comme pour Philippe l’ouvrier fugueur ou Arden le commissaire désabusé face à un sidérant témoignage ; dans le chaos journalier comme pour Gébé, Job et Lucile, triangle pervers du récit Toute une vie, c’est toujours l’univers entier d’un individu, que capte Moses. Moses écrivain comment dira-t-on, complet ? sans étiquette ?, Moses inventeur de réels singuliers, inédits, loin mais si proches. Des réels, singuliers, comme seule la fiction littéraire les invente.

Fictions, donc, que les récits qui composent ce compagnon des chacals, invention pour chaque d’êtres, lieux et du temps qui les invente et les emporte.

« Il me vient alors la réflexion suivante : le temps est bien plus un faisceau de fils qu’un fil unique. Je le vois sous la forme d’un paquet de nerfs. Oui, le temps est, dans mon idée, constitué de nerfs. Je ne m’aventure guère plus loin dans l’analogie. L’idée revêt à mes yeux sa valeur et son poids de sens ; je les soupèse sans chercher à les explorer, je n’ignore pas qu’ils ne me mèneraient nulle part. »



Emmanuel Moses, Le compagnon des chacals, Galaade, mai 2016

10 juillet 2016
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