Ilias Driss | Contes philosophiques pour la jeunesse

Cette fille n’est pas une fille...

La rue.

On entend les bruits des voitures, des passants, des chiens, des avions. On entend des voix diverses. On voit des ombres, des parties de corps, des jambes, des visages cachés par des grands chapeaux, des silhouettes d’enfants fuyants.

La pluie.

En face de nous il y a le café.
Dans le café, beaucoup de monde, de la fumée, de l’agitation, des hommes, particulièrement des hommes.
Sur le trottoir d’en face maintenant passent des jeunes filles. On lit l’enthousiasme dans les yeux des jeunes hommes. Une jeune fille passe. Une deuxième. Une troisième, en traversant, jette vers eux un regard. Nous ne sommes pas encore dans le café. Donc, même bruit de la ville, mélangée àde la musique, ancienne ou très contemporaine, àdes bribes de paroles. Conversations intimes, d’autres banals. Très brèves. Même jeu, même enthousiasme dans les yeux d’autres jeunes hommes. Et puis, brusquement, plus de bruit, plus de musique, le café est presque vide, la troisième jeune fille traverse la rue, le visage de l’un des deux jeunes hommes se ferme, s’assombrit. Silence puis :

— Cette fille qui marche dans la rue n’est pas une fille c’est ma sÅ“ur.

—  Nous savons tous qu’elle est ta sÅ“ur et femme.

—  À certains moments, àla maison, elle cesse d’être ma sÅ“ur. Je la surprends devenir femme dans sa chambre, dans la salle de bains. Cela me fait mal.

— Mal où ?

— Elle maltraite la loi, elle oublie ce que la loi exige d’elle.

— Quelle loi ?

— La mienne, donc, par conséquent la sienne.

— La loi est la même pour tous, non ?

— C’est ce que je dis, la mienne donc la sienne.

— Vous l’admiriez, petite fille.

— Elle était un ange et les anges quand ils ne le sont plus, se transforment en démons ou en humains. Il fallait la protéger.

— De quoi ?

— De devenir ce qu’elle peut devenir, ce qu’elle est un peu devenue, hélas.

— Vous voulez la rendre invisible ?

— Invisible visible. Il faut qu’elle cogne sur le trottoir pour marquer sa présence, mais il faut constamment la protéger, pour qu’elle ne tombe pas dans le piège du dehors. Dehors c’est la tentation, la séduction permanente, l’envie, l’argent et le regard de l’autre.

— C’est l’autre que tu crains ou c’est seulement son regard ?

— C’est la même chose.

— Pourquoi le crains-tu ?

— C’est pour elle que je le crains, moi je ne crains rien. Je ne le rejette pas, toujours je suis àsa recherche, toujours je suis sur son chemin. C’est obligé. Quand je lui tends la main il m’ignore.

— Il t’arrive de tendre la main àta sÅ“ur, elle aussi est un autre.

— Toute la journée, pour qu’elle se réfugie sous ma protection.

— Elle n’en a peut-être pas besoin.

— Si, regarde la rue.

— C’est le corps qui met en danger la cité. L’extérieur, en retour, rend le corps possible, disponible. A portée du désir.

— Vous voyez, vous êtes de mon avis, il faut de la protection, de la surveillance.

— En la condamnant àrester dans l’ombre, àla non-vue ?

— L’ombre non, je l’ai dit, il faut qu’elle martèle le trottoir, mais qu’elle n’exhibe pas sa présence.

— Qu’elle soit vue sans qu’elle le soit ?

— On sait qu’elles sont là, on les voit sans les voir. Ailleurs, dans une autre mémoire, dans un autre pays, elles ne seraient peut-être pas vues. Si toutes sont comme elles, elles ne se distingueront pas.

— Tu parles d’elle au pluriel àprésent ?

— Je n’ai pas fait attention.

— C’est un signe de destruction la non-vue, l’invisibilité.

— Aussi.

— Il y a d’autres formes de destructions.

— Cela me fait peur.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas. A un certain moment elle a cessé d’être ce qu’elle était ce que je voulais qu’elle soit.

— Que veux-tu qu’elle soit ?

— Précisément, je ne sais pas. Je ne veux pas qu’elle soit ce qu’elle est devenue. Qu’elle ressemble àtoutes.

— Ã€ quel âge a-t-elle commencé àt’échapper ?

— Au moment du passage àl’âge où l’on s’offre au regard, où l’on regarde ce qui s’offre au regard.

— Celui de l’homme ou de la femme ?

— De l’homme, naturellement, quoique avec certaines femmes il y a une crainte.

— De l’homme d’ici ou de ton origine ?

— Des deux. De tous les hommes. Des femmes aussi finalement. Et peut-être aussi des animaux.

— Mais être vu, c’est exister, tu es toujours d’accord depuis l’autre jour ?

— Elle existera, elle sera totalement une fois mère.

— Elle peut-être femme tout en étant seulement ta sÅ“ur. Certains regards ont le don de voir àtravers toutes les grilles.

— Cela me trouble, je sais que c’est vrai.

— Que pense ta sÅ“ur ?

— La même chose que moi.

— Je peux lui poser la question ?

— Naturellement, oui, en ma présence.

Je sais d’où je viens, je ne sais pas où je vais

Le bruit de la ville. Tramway. Voyageurs qui montent ou qui descendent. Musique lancinante. Bribes de paroles, disputes de couple, appel ou silence. Sonnerie de téléphone portable. Echo de conversation intime. Bruit de pas courant vers le tramway. Arrêt de bus : Deux jeunes hommes sont assis, en attente.
Quelqu’un les regarde, les épie, peut-être de la fenêtre de l’appartement du premier étage, d’en face.
Le plus jeune écoute de la musique, sa grande radio posée sur son épaule, collée àson oreille.
On n’entend pas la musique, on entend la pluie sur le trottoir. Il ne pleut pas. Il se lève, mouvement lent, comme dans un rêve ou une image au ralenti. Il va droit vers l’autre, puis mime le geste de celui qui donne un violent coup de pied àun objet. A plusieurs reprises. Il revient s’asseoir. Cris d’enfants, rires, voix, bruits apaisants.

— Pourquoi dans la rue tu es dans cet excès, cette exubérance du corps j’allais dire ?

— C’est une manière d’exister.

— Pourquoi m’imposes-tu cette musique, ta musique ?

— Autrement tu ne l’écouterais pas.

— Je ne suis pas obligé.

— Dans les grandes surfaces aussi, on t’impose de la musique, ce n’est pas la tienne et tu ne protestes pas.

— Pas avec tant de brutalité.

— On ne peut chanter ces paroles que dans le cri. La brutalité de la musique qu’on t’impose ailleurs est autrement plus grande, parce que plus feutrée, plus hypocrite, malsaine.

— Je ne fréquente pas les grandes surfaces.

— Dans les halls de gare, dans les galeries marchandes, pendant les périodes de fête.

— Je ne lui prête aucune attention.

— Tu n’es pas obligé d’en prêter àla mienne non plus.

— Elle me poursuit, elle me barre le chemin, viole mon intimité.

— Parce que d’une façon ou d’une autre, tu la désires.

— Non.

— Si.

— Tu te fais rejeter, ce n’est pas ainsi qu’on t’aimera.

— Qui on ?

— Je ne sais pas. Tu cherches l’amour et le rejet en même temps.

— Je me montre. Mes parents ont été cachés, ils se sont cachés eux-mêmes. Nous, on se montre. On nous contraint àcette exhibition permanente, comme tu dis.

— Pourquoi àun tel degré ? Pourquoi cet excès ?

— Pourquoi, chez vous, cet excès de mollesse ?

— Je ne suis dans aucun excès, j’interroge. Pourquoi ?

— Parce que je suis là, parce que, àma manière, je dis àcelui qui ne m’entend pas que je suis.

— Etre là, être ce que tu es, d’où tu viens, où tu vas ou vers quoi aspirent tes yeux.

— C’est la même chose.

— Non.

— Je sais d’où je viens, je ne sais pas où je vais.

— Tu sais d’où tu viens, vraiment ?

— Je sais ce que je veux savoir.

— As-tu besoin de cette violence pour prouver qui tu es ?

— Prouver que je vis.

— De vivre ou de mal vivre ?

— Les deux, certainement, tes questions sont folles.

— Folles ou inquiétantes ?

— Les deux, sans doute.

— Elles te déstabilisent ?

— Il faut que tu le les poses pour que je réfléchisse et que j’improvise une réponse par la suite.

— Tu improvises ou tu penses ?

— J’improvise, je ne sais pas penser encore.

— Mes questions te donnent àpenser pourtant.

— Elles m’aident àpasser le temps.

— Passer le temps dans ces pensées ?

— Ã€ formuler des questions dans ma peau. Ca me calmera.

— Du calme, cette agitation ?

— Le calme surgit après la tempête.

— Quelle tempête ? Je n’en ai jamais vue.

— Tous ne la voient pas. Elle n’est pas la même pour tous. Dans ma peau, elle est passée àprésent.

— En es-tu sà»r ?

— Alors, on s’en va. Tes questions m’aident àpasser le temps, j’allais dire àpenser le temps, quelle erreur.

Je voudrais savoir ce que je sens

Un parking. Dans la voiture, une jeune fille et un homme.
Les phares sont allumés, le moteur en marche. Ils ne se décident pas àpartir.
Bruit de promeneurs au loin.
Quelqu’un parle àson chien, tendrement, puis il le gronde.
Des voitures passent, tout près. On ne les voit pas.
Une voiture freine brusquement. Une femme sort de la voiture en claquant la porte. La voiture redémarre. On sait que c’est une femme, àcause des bruits des talons sur l’asphalte.
C’est le soir, le début du soir, en hiver.

— Où allons-nous ?

— C’est toi qui conduis.

— Tu te laisses souvent conduire de la sorte ?

— Dans certaines circonstances, oui.

— Quelles circonstances ?

— Maintenant, par exemple.

— Comment t’appelles-tu ?

— Tu le sais.

— Ton vrai nom ?

— Ã€ quoi cela te servira-t-il ?

— Le nom c’est important.

— Je te le dirais après.

— Après quoi ?

— Après ce qui arrivera.

— Si rien n’arrive ?

— Arrivera forcément quelque chose.

— Ne te dérobe pas. Qui es-tu vraiment ?

— Il faudra que je demande àmon père.

— Tu ne lui as jamais demandé jusque-là ?

— Si, il y a longtemps. Maintenant c’est le silence, la télévision, les prières.

— Demande àta mère.

— Elle dit qu’elle a maintes fois raconté. Elle essaye. Il y a la fatigue, l’oubli, une fatigue différente de la tienne.

— De la tienne aussi, je crois.

— Oui.

— Des souvenirs ?

— Toujours les mêmes. Je m’y perds et ne trouve pas ce que je recherche.

— Que cherches-tu ?

— La trace.

— La trace ?

— Une trace.

— Laquelle ?

— Des souvenirs d’enfance que tous les jeunes du monde protègent. Ne me souviens que des fardeaux. Je trouve le fardeau et pas le trésor. Je ne rencontre pas mon enfance.

— Ã€ travers le souvenir seulement ?

— Pas seulement. Ce que j’ai perdu. Ce, àun certain moment de mon histoire, j’ai perdu, nous avons perdu. Ce que mes parents ont perdu également.

— Ou ce qu’ils n’ont jamais eu.

— Oui.

— Tu leur en veux ?

— Non, bien sà»r que non. Regarde-les. L’appartement d’en face. Ils y sont, nous observent. Non. Ils n’osent même plus.

— Ce que tu as perdu, ce qu’ils ont perdu, tu en as conscience en ce moment ? [...]

Dire ce que je vois dans le noir

Salle de bain. Pénombre.
On voit le bout rouge de la cigarette dans le noir. Elle et lui se la passent. On voit monter et se disperser dans l’air la fumée. Elle est assise au bord. Quand elle lui propose la cigarette, il se relève. Bruit du corps sortant de l’eau, de ses petites vagues minuscules. Elle se penche sur lui dans la pénombre. Chuchotements, respirations retenues, soupirs brefs.
On ne voit que des parties des corps :
Sa main sur sa cuisse, remontant, s’immobilisant, descendant, puis se retirant ànouveau.
Les mains se rencontrent, les doigts se croisent, se quittent.
Il tend ses deux mains vers elle. Elle se laisse guider par lui.
La cigarette tombe dans l’eau.
Obscurité.
Au même instant la chute de la femme dans l’eau.
Rires.
Lumière.
Ils sont assis, côte àcôte sur le canapé. Ils ne sont pas nus.

— De quoi as-tu peur ?

— Ce n’est pas de la peur.

— Pourquoi pleures-tu ?

— Je ne pleure pas.

— Tu pleures sans larmes, àl’intérieur, je vois.

— Je suis troublé.

— Tu as déjàvu des corps nus, je suppose.

— Oui, dès l’enfance, au Hammam.

— Jusqu’àquel âge ?

— Au-delàde l’âge où je devais y aller.

— Tu en avais peur également.

— Troublé.

— Regarde-moi.

— Je te regarde.

— Regarde vraiment, avec tes mains, tes doigts, tes lèvres.

— On ne m’a pas appris àregarder ces choses-là.

— Ces choses ?

— On dit ces choses pour ne pas nommer. Par pudeur.

— On le dit aussi pour mieux nommer. Parce qu’il n’y a pas de mots assez clairs pour dire ça.

— Ca ?

— Justement.

— On ne m’a pas appris.

— On apprend seul.

— Non, peut-être. Je n’ai pas appris.

— Veux-tu que je t’apprenne ànommer ce qui te plaît en moi ?

— Je veux bien, oui.

— Répète après moi. Réponds.

— Oui.

— Tu aimes mes yeux ?

— Je les aime.

— Non, répète. Dis : j’aime tes yeux.

— J’aime tes yeux. Ils sont couleur du début du jour.

— Tu aimes mes cheveux ?

— Tes cheveux sont le crépuscule. Je les aime.

— Bien. Et mes oreilles ?

— J’aime tes oreilles. Parce qu’elles écoutent ce que je ne parviens pas ànommer.

— Et ma bouche ?

— Ta bouche dit ce que je voudrais dire. Je l’adore.

— Tu aimes mes seins ? [...]


D’Ilias Driss lire aussi Notre exil (présentation et liens) et L’Encre et la robe.

31 mars 2006
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