Ilias Driss | L’encre et la robe

Ce texte est dédié à Jacques Derrida.

— Et maintenant, quel son à distinguer dans le vacarme de l’extérieur, quel œil à veiller dans l’inconvenance du contentement ? Quelle page encore, qui ne soit déjà usée ?
Et à présent, à part cet éternel balbutiement, cet inachèvement cristallisant l’essence, le sens et l’espace. Ce non-retour également. Retour en fragments de plus en plus épars, confus et inhabités. Retour pour ne plus retourner. Saut dans le vide. Montée en spirale.
Quelle imprudence d’en être là encore. D’être encore là.

— Maintenant rien, sauf l’attente, nerveuse au bord de l’écoulement du temps. Ou peut-être tout, au centre même du tourbillon.
Des journées entières à observer l’impuissance des mots à cerner l’état des choses. Puis à ne rien observer, jusqu’à ce que l’inexactitude des mots soit le plus proche possible de l’état qu’ils prétendent cerner. Qu’ils soient aptes à en rendre compte. L’inexact produit alors de l’émotion. L’enfant qui voudrait remercier et qui se trompe de mots.

— Vous marchez toujours ?

— Toujours. En proie à des interrogations secrètes. Suivi et précédé par une foule indéfinissable d’idées, de réflexions, de projets s’anéantissant les uns après les autres. En moi s’incrustent des phrases entendues ou lues jadis, dans des circonstances ombragées, et qui, maintenant sont devenues miennes. Visages et choses rencontrés, aimés et ignorés. De jour et de nuit, je marche. Déambulations lentes, à n’en plus finir. Après les grandes fatigues, je recommence.

— La promenade immobile.

— Celle effectuée dans la bibliothèque est de loin, la plus belle, la plus mystérieuse, la plus redoutable aussi. Elle met l’esprit, les nerfs et l’imagination en alerte. Elle creuse et fouine dans le sol de la mémoire. Elle appelle rigueur et spontanéité, flânerie et vigilance.

— Néanmoins, c’est la plus désordonnée de toutes. Alors que les autres promenades exigent un parcours minimal : départ et arrivée, allée et retour. Celle-ci ne connaît que des départs incommensurables. L’allée et le retour sont mêlés, soudés dans un chevauchement constant. L’on ne distingue jamais l’un de l’autre. En un instant, des départs multiples, dans des directions diverses. Chaque départ absorbe un autre, le dérobe, laissant la place à un autre encore qui se dérobe et s’effrite dans le précédent. Même quand vous quittez la bibliothèque, vous ne cessez pas votre promenade, les livres se mettent à se promener en vous.

— C’est certain, ils parcourent mon être, mon corps, mon esprit jusqu’au sommeil et au-delà.

— Une promenade mobile a un but, un projet, souvent inavoué, mais réelle. Celle de la bibliothèque n’en a aucun.

— Elle en a plusieurs, mais elle ne les connaît pas. Pas un but calculé, de rentabilité, mais de commerce amical et immédiat.

— L’échange d’un sourire, l’écoute d’une confidence, l’observation d’un visage, d’une fleur, d’un insecte.

— L’on peut rencontrer tout ceci dans les rayons d’une bibliothèque. L’odeur d’une poussière épaisse, témoin peut-être d’un passé tumultueux. La couleur passée d’une couverture et les traces des doigts fins qui l’ont touchée.

— La rencontre d’une femme, l’amorce d’un désir ?

— Naturellement, l’amour de la bibliothèque n’est valable et solide que s’il vous projette littéralement vers l’extérieur, armé et vierge, au moment opportun. Mais les femmes sont déjà dans la bibliothèque.

— Les femmes réelles aussi ?

— Uniquement des femmes réelles.

— Vous les rencontrez comment ?

— Entre deux pages scellées d’un vieux livre. Couvertes de poussière. Sur les couvertures. Dans les mots. Entre les espaces blancs et les espaces noircis d’encre.

— Comment viennent-elles ?

— Par effraction. Elles arrivent toutes par effraction.

— Elles se promènent avec vous ?

— Non. La promenade dans une bibliothèque réclame la solitude la plus haute.

— Les livres le savent ?

— Naturellement.

— Quand vous revenez d’un long voyage, vous inspectez d’abord la bibliothèque, avant même d’ouvrir le courrier et d’allumer les lumières dans les autres pièces de la maison. Les livres sont là, à vous attendre. Ils souffrent, mais dès votre apparition, ils manifestent une joie profonde et gaie. Comme le chat, déjà au seuil de la porte se frottant à vos jambes, alors que vous cherchez encore les clefs perdues dans vos poches.

— Ils ont leur vie propre. Certains sont taciturnes ne s’offrant qu’à petite dose, au fin fond de la nuit, d’autres, en revanche, sont joyeux et farceurs. Ils changent continuellement de place. On ne les trouve jamais là où on les a mis au début.

— Quand ils ne sont pas touchés pendant une longue période, ils le font savoir.

- Magistralement, oui. Ils ont besoin d’être caressés, dorlotés, chatouillés. Autrement, ils sombrent dans la dépression. La mélancolie de la poussière.

— Sont-ils fidèles, infidèles comme nous autres ?

— Ils se donnent à qui sait les prendre, sans gêne, mais délicatement. Ils tremblent au contact d’une main qu’ils ne connaissent pas, comme les cuisses d’une femme se ferment sur la main de l’amant, une nuit d’ivresse que le désir rend lucide. Comme chez nous, chaque geste d’amour nourrit ceux accumulés précédemment. Comme certaines femmes, ils ont besoin d’être approchés par plusieurs regards à la fois. Comme d’autres, ils supportent la jalousie, mais au prix d’un amour se chargeant chaque jour de nouvelles étincelles. Dans l’absolu, une femme appartient à tout homme ou toute femme la désirant vraiment. De même, le livre appartient à celui qui le désire.

— Le désir entre les hommes n’est pas toujours réciproque.

— S’il est puissant, tenace, il est contagieux rapidement.

— Il vous arrive de désirer farouchement une femme sans que ce désir ne devienne réciproque cependant.

— Alors, il n’est pas si farouche que vous le pensez.

— Quelques empêchements : la présence d’un tiers. L’amour de cette femme pour une autre personne. La lâcheté, la timidité, la convenance sociale.

— Le désir, quand il en est un, vient à bout de tous ces empêchements.

— Pourtant, vous n’arrivez pas toujours à vos buts.

— Indépendamment du résultat, le désir reste le désir.

— Il meurt, il peut mourir après le but accompli.

— Il se renouvelle, il doit se renouveler.

— Même avec un désir violent et partagé, quelquefois il reste frustré.

— Il reste en état du désir.

— Il risque de s’évaporer, de se fondre dans le brouillard.

— De ses cendres, un autre naîtra. Car il ne s’agit pas du désir d’une femme, mais du désir.

— Le désir d’une femme n’est-ce pas le désir de toutes les autres femmes ?

— Justement. C’est la seule garantie de sa survie.

— Pour que le désir d’une seule subsiste, il faut le désir de toutes les autres.

— Oui. Ils s’alimentent réciproquement.

— Les livres vous désirent-ils autant que vous les désirez ?

— Pas personnellement. Ils désirent être désirés. Ils sont en droit de l’exiger. Car souvent, nous les délaissons. Un livre enfermé longtemps dans un coffre, telle une vierge privée du soleil de sa jeunesse, a besoin de ménagement, de délicatesse.

— Un livre non désiré n’existe pas.

— Autant qu’existe un enfant non désiré.

— Vous vous déplacez toujours avec un ou deux livres dans vos mains.

— Les plus anciens sont mes amis les plus récents. Les plus contemporains sont mes aïeuls.

— Comment les choisissez-vous ?

— Ils me choisissent. Nous nous choisissons mutuellement.

— Vous êtes dans une chambre d’hôtel, dans une petite ville endormie. C’est la nuit. Vous ouvrez un livre à une page quelconque et ce que vous lisez, vous renvoie à autre chose, à une histoire dont vous connaissez les détours, les rebondissements, les décors, les intrigues. Mais un élément vous manque. Or, il est hors de votre portée. Vous le savez logé quelque part dans d’autres pages, dans votre bibliothèque. Et ces pages, vous en avez besoin, ne serait-ce que pour confirmer un doute. Vous ne pouvez pas sauter du lit, dévaler les marches et descendre vous engloutir dans votre paradis de poussière. La mémoire est sans repos. L’insomnie appelle la maladresse et la mauvaise foi. Vous cherchez, ne trouvez pas. Vous lisez encore. Ces mots en interpellent d’autres et ces chemins sont loin de vous. Pourtant, il vous semble, vaguement, les reconnaître. Vous ne pouvez pas le vérifier, d’où votre malheur.

— C’est un manque considérable. Une privation dont on ne s’accommode jamais tout à fait. Mais là où nous allons, même au fin fond
d’une campagne déserte, nos pieds finissent par nous guider quelque part dans une pièce obscure d’un antiquaire. Des livres de grand-mères s’entassent et s’empilent, entourés d’objets hétéroclites. Dans des églises aussi, lors d’une vente pour cause humanitaire, nous trouvons consolation.

— Cependant, quand vous avez besoin de tel ou tel ouvrage, dans votre chambre d’hôtel, la nuit à mille distances de votre bibliothèque, vous souffrez et cette souffrance est si intense qu’elle vous empêche de continuer. Elle vous met en suspens, entre présent difficile et mémoire incertaine.

— Comme l’on souffre de l’absence du corps de l’aimée.

— Vous travaillez, vous aiguisez le souvenir, et finalement, ce souvenir, tient lieu de présence. Une absence-présence n’est-t-elle pas dangereuse pour l’engagement dans la vie réelle ? Car la chair est ici remplacée par le souvenir de la chair. La vie par l’idée de l’expérience de la vie.

— L’on invente toujours, même en face du corps aimé, peut-être plus en sa présence. Car, ce corps n’est pas seulement celui que nous aimons. Il est « naturellement » un corps. Et donc, impossible à posséder entièrement. Il appartient à lui et à moi. C’est-à-dire, à plus forte raison, à lui, aux « autres » et à moi. Je me crève à l’ignorer. Je m’insurge et pourtant, il appartient d’abord à lui-même et donc aussi à ce qu’il veut en faire, dans le fantasme s’entend. Car, celui-là est la pire des réalités. Nous pardonnons facilement un corps qui trahit de temps en temps, qu’un corps qui trahit constamment dans le fantasme. D’ailleurs, trahison, ici n’est pas une exception, un écart, mais un mode de vie.
J’invente et réinvente le corps absent de l’amante, puis, quand je la rencontre, quand elle est vraiment présence, nous inventons ensemble.

— De quoi parlons-nous, des livres ou des femmes ?

— Des deux. Les livres sont des corps. Ils se touchent. Se caressent. Se jalousent. Regardez celui que j’ai sur les genoux, il est chaud, apaisé. Il ne tient pas à me quitter. Il sait qu’il devrait céder sa place à un autre, tôt ou tard, mais il savoure l’instant. Regardez les rayonnages. Il n’y a pas de loi. Les livres ont leurs habitudes. Oui, bien sûr, j’ai beau essayé, selon l’ordre alphabétique, selon le genre, la période, l’édition, le format. Les livres trouvent toujours leur propre désordre. Comme nous, ils se débrouillent, ils s’attirent, se jalousent et s’aiment.

— Un amour interdit.

— Dans cet amour-là, il y a la peur. L’angoisse que l’on puisse vous surprendre.

— Dans l’écriture aussi, la peur qu’une phrase m’échappe, le temps que je m’installe à ma table de travail. Tel en amour, l’idée terrifiante que le désir s’en aille dans le vent, le temps de se déshabiller et de se mettre dans les draps.

— C’est un beau mouvement, n’empêche.

— Les deux sont très beaux. Se mettre à sa table d’écriture et attendre, lentement, que le désir advienne ou se blottir contre le corps de l’aimée et exiger tout et tout de suite. Ecrire debout dans le tourbillon de la passion, de la pulsion ou se laisser dévêtir par l’autre. Le savourer longuement avant de rentrer durablement dans sa nuit.

— Vous confondez expressément.

— Il ne s’agit pas de confusion, mais de fusion. L’âme et le corps ensemble.

— L’urgence ?

— Écrire très vite, autrement si je perds l’idée du départ, elle me poursuivra des jours et des nuits durant, impitoyablement, jusqu’à ce que j’accouche d’elle, dans la douleur.

— On devrait écrire de cette façon-là. En écho à notre mémoire, c’est-à-dire en acceptant les lacunes, les trous, les failles.

— Toute écriture a ses failles, ses lacunes.

— Elles sont plus ou moins voulues.

— Certaines sont accidentelles.

— L’écriture, comme l’amour, dites-vous.

— Oui, aucune forme n’a l’exclusivité. Tout est possible.

— Même en courant ?

— Oui. [...]


D’Ilias Driss lire aussi Notre exil (présentation et liens) et Contes philosophiques pour la jeunesse.

31 mars 2006
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