Isabelle Zribi | Compassion
Cette image, je l’ai prise début janvier 2014. Passant devant ce petit parc, j’ai vu ce banc déserté. Puis, après quelques pas, j’ai fait demi-tour, j’ai attendu quelques instants. Et j’ai pris cette image. Un peu inquiet, un peu terrifié. Et plus tard, un peu amusé me rendant compte que l’image (celle vue, celle prise) était une surface de projection. Ce qui avait vacillé en moi était l’idée de la disparition. Parce que j’ai toujours été très ébranlé et inquiété par les chaussures laissées dans la rue, souvent au bord d’un trottoir, par les vêtements étalés dans l’absence des corps sur d’autres trottoirs ou routes des villes. Mais l’on pourrait sans doute envisager d’autres interprétations, d’autres chemins d’imagination...
J’ai donc soumis la photographie autour de moi à différents auteurs avec comme proposition la saisie libre de cette image. Voici donc une variation d’écriture et de lecture.
« Vous fumez ? ». Les trois jeunes filles au cou serré par un foulard kaki m’ont répondu qu’elles ne s’adonnaient pas à ce passe-temps nocif et inutile et m’ont conseillé de l’abandonner moi-même. Je leur ai indiqué que j’avais tant marché dans les boutiques, pour trouver des chaussures dissimulant suffisamment la laideur de mes pieds, que mes jambes étaient aussi lourdes que des kayaks pleins d’eau. Elles ont proposé de me soulager avec un triple sourire courtois. S’emparant de mes membres inférieurs, elles les ont arrachés soigneusement. Comme je hurlais et réclamais le secours d’un médecin, elles m’ont assuré sur un ton expert qu’il ne resterait bientôt plus de cette douleur qu’une vague sensation de membre manquant, qui aurait ses agréments. Mon « Appelez les pompiers, 18, 112 ! » n’a pas provoqué de leur part le moindre geste. J’ai tenté de les attendrir en leur confiant que mon ventre était aussi mouvementé qu’un circuit de voitures. Souhaitant remédier à ma souffrance qu’elles ont qualifiée de « communicative », elles ont scié mon buste sous la poitrine. « Ne pas avoir de cœur est le pire des vices », m’ont-elles dit en citant leur maman, dont elles m’ont vanté les tartes au citron, tandis que je les insultais en sanglotant. Puis, désireuses d’achever leur ouvrage, l’une s’est saisie de ma tête et l’autre de mon tronc et elles se sont amusé à les séparer comme elles l’auraient fait d’un os de poulet. En m’envolant, j’ai échappé, par une esquive astucieuse, à la main d’une des jeunes filles qui tentait d’attraper le résidu de ma conscience afin d’écraser ma peine d’être morte. Je les ai vues extraire de mon sac carte bleue et preuves de mon identité, s’emparer des bottines que je venais d’acheter et fourrer dans une poubelle mes membres disloqués. Sur le banc, que je contemple depuis ma courte vue aérienne, ne demeure de moi et de mes chaussures que l’emballage, veste, papier de soie.
On retrouve l’ensemble des contributions ici.