Isabelle Zribi | Le professeur
Née en 1974, Isabelle Zribi vit et travaille à Paris. Elle a publié MJ Faust (Comp’Act, 2003), Bienvenue à Bathory (Verticales, 2007), Tous les soirs de ma vie (Verticales, 2009), et Quand je meurs achète toi un régime de bananes (Qui Vive, Buchet Chastel, 2014).
On retrouve Isabelle Zribi sur remue.net.
Les premiers personnages secondaires sont ici : « Une blondeur trompeuse », ou « Résiste »
Les personnages secondaires de chair et d’os en ont assez de vivre dans l’ombre des personnages principaux, privés de parole, d’indépendance, d’affection, ou tout simplement d’importance. « La revanche des personnages secondaires », en cours d’écriture, est le récit à plusieurs voix de leurs tourments et de leur insurrection. C’est le dernier personnage secondaire de la petite série.
Je n’ai eu qu’une seule passion et elle n’est pas dicible dans une telle cérémonie. Pourtant, elle est moins décorative que la plupart des époux et loisirs cités usuellement. Elle est même la seule explication de ma vocation. J’ai commencé à exister un jour précis de ma vie, bien après ma naissance. Je suis alors étudiante en anglais à la Sorbonne. J’assiste à un cours optionnel d’histoire de l’art. Je m’ennuie assez. Je m’assois et dispose proprement mes affaires sur mon pupitre. Je ne la vois pas entrer dans l’amphi et brutalement, elle se tient debout entourée de bois ancien, qui l’encercle comme un cadre. Elle a environ quarante cinq ans. Sa chevelure blond platine se déroule en serpents autour de son visage dur. Ses yeux bruns ont une fixité presque effrayante. Je ne parviens pas à l’écouter, prise dans sa contemplation. J’entends des étudiants la nommer « la prof » et cela me donne l’impression d’un parjure. Pour moi, il n’est pas question de raccourcir ce qu’elle est ni de réduire son enseignement à un exercice exclusivement féminin. C’est le professeur.
Le cours d’après, je me contrains à baisser les yeux pour l’entendre. Sa voix est grave, sans doute l’effet de la cigarette et mon admiration croît encore devant son intelligence. Elle évoque Caravage, tableaux à l’appui. Je vois dans ces jeunes hommes dénudés, sensuels sous la torture, des promesses de voluptés inconnues. Je décide d’aller lui parler après un cours. Je dois patienter dans une file de plusieurs étudiantes ; chacune tente de se montrer intéressante sans y parvenir. Quand c’est mon tour, la salive me fait défaut. Mes lèvres sont si sèches qu’elles me rentrent dans la bouche et me rendent disymétrique. Enfin, j’extirpe de cette cavité désertique le prétexte que j’ai élaboré. Je lui demande une référence biographique sur Caravage. Elle me parle tranquillement, me transperçant les yeux de ses pupilles atones. Elle m’indique que le livre que je cherche est chez elle.
— Appelez moi demain.
Je sors de l’amphi, stupéfaite, son numéro écrasé dans la paume.
Il n’est pas poli de téléphoner un samedi après le déjeuner quand on ne connait pas la personne, « 13 heures, c’est la dernière limite », m’a appris ma mère. Après bien des hésitations, je me décide à l’appeler à onze heures. Si elle a des enfants, ils seront en classe, si elle a un mari, il sera au sport et ce n’est pas encore l’heure de déjeuner. Mais j’espère qu’elle n’aura ni mari ni enfants. Elle répond à la dixième sonnerie. Je ne sais pas si elle se souvient de moi, je suis son cours, je l’appelle comme elle me l’a proposé... Elle semble amusée de mon bégaiement. Elle me propose de passer chez elle, pour qu’elle me prête le livre sur Caravage.
Je pousse la grille d’une petite maison dans le 14e arrondissement. Je sonne, sans succès. Je l’entends crier de pousser la porte. J’entre timidement dans une pièce soigneusement décorée. Elle me dit depuis l’étage qu’elle est dans son bain. Je ne sais pas quoi en déduire. Je m’assieds sur la chaise la plus inconfortable pour ne pas lui donner l’impression de faire comme chez moi. Des disques de musique classique sont dispersés sur la table. De petits organes en métal décorent un casier d’imprimeur, accroché au mur. Elle finit par descendre, enveloppée dans un long peignoir blanc, les cheveux légèrement ébouriffés. Je me lève précipitamment, me rappelant qu’elle ne m’a pas autorisé à m’assoir.
— Mais enlevez votre manteau, je vous en prie. Vous aimez le thé vert ?
Elle me parle longuement de Caravage. Craignant de polluer son exposé du bruit de mes déglutitions, je me contente de tenir ma tasse entre mes mains, jusqu’à ce qu’elle soit totalement froide. J’espère, un instant, qu’elle me demandera de monter dans sa chambre. Mais elle s’y rend seule, pour enfiler une jupe et une chemise. Elle me demande de lui parler de ma famille, de Nantes, ma ville natale, de mes aspirations. Je n’en ai pas véritablement mais je tente de le lui cacher. Quand je la quitte, la nuit a commencé à assombrir la pièce et je m’aperçois que j’ai passé l’après-midi chez elle.
Bientôt, je la vois tous les samedis après-midi, puis presque chaque jour. Je m’étonne de son intérêt pour moi. Mais je me dis aussi avec fierté que je dois avoir des qualités, puisqu’elle m’en trouve. Je la quitte assoiffée d’étreintes et ne pense qu’à elle jusqu’à ce que je la retrouve. Mais elle demeure physiquement distante. Elle m’autorise seulement à l’embrasser une seule fois sur la joue. Je tente de lui plaire sans savoir ce qui serait efficace. Je me maquille, me laisse pousser les cheveux, les coupe, porte une robe puis une casquette, mais rien ne la meut vers moi. L’année universitaire achevée, elle me propose de partager un appartement avec elle. Elle se dit lasse de sa maison, dont elle a héritée. Je n’ai jamais été aussi heureuse. La plus intelligente et la plus belle des femmes me choisit pour compagne. Désormais nous vivrons comme mariées.
Mais cette union s’avère plus limitée que je l’espérais. Irène a choisi l’appartement pour sa vue sur la ville, si lointaine qu’elle semble avoir été écrasée sous une botte géante. Il n’est pas question de partager sa chambre. Elle divise l’appartement en deux, m’en laissant une partie, et s’en réservant l’autre. Nous déjeunons et petit-déjeunons dans son salon et dinons dans le mien. La vie est commune mais seulement sous certains aspects. C’est assez étrange à dire, mais nos échanges les plus intenses portent sur la peinture. Irène m’initie avec ardeur à l’histoire de l’art et je m’acharne à être la meilleure de ses étudiantes. Ses leçons sont pleines de fougue, elle remue les bras et les mains, martèle le sol de son pied et fait résonner sa voix rauque depuis son ventre. Je suis heureuse d’être la raison de son agitation.
Elle m’entraîne dans des voyages en Italie, en Hollande, en Espagne, où nous visitons tous les musées. Son enseignement prolifique donne de l’intérêt aux tableaux les plus laids. Nous allons ensuite discuter de ce que nous avons vu autour d’un bon repas. Devant un verre de chianti, à Florence, j’ose lui demander si elle a eu d’autres élèves comme moi.
— Tu es la seule à avoir atteint ce niveau.
J’ignore si elle parle aussi de l’art de souffrir. Je ne sais pas combien d’élèves elle a eues. En tout cas, c’est moi avec qui elle est restée le plus longtemps.
Pour prouver mon intelligence à Irène, je passe l’agrég d’anglais, que j’ai du premier coup. Je deviens prof dans un collège-lycée et je me surprends à y prendre goût. Je transmets quelque chose de plus vaste que n’importe quel autre savoir, celui de penser en d’autres sons et d’autres structures de phrases, et donc de raisonner autrement. J’aime particulièrement les élèves vives au nez retroussé, qui ressemblent à des britanniques. Celles-là, je les encourage à ne pas gâcher leurs talents, fut-ce à coup de menaces et de paroles déplaisantes. Je me concentre particulièrement sur l’une d’elles, Ludivine, dans laquelle je lis comme dans un livre ouvert.
Bien vite, je ne suffis plus à Irène, si tant est que je lui ai déjà suffit. Elle commence une longue collection d’amants. Je l’attends des soirées entières, durant lesquelles je perfectionne ma méthode pédagogique, qui n’avance que trop rapidement. J’entends Irène revenir accompagnée. Ma chambre est séparée de la sienne par une cloison assez fine. Irène ne se prive pas de pousser de grands cris pour me signifier son plaisir. Je suis d’abord bouleversée d’apprendre qu’elle n’est pas réticente à la sexualité en général, mais à coucher avec moi en particulier. Mais progressivement, une fois que j’ai acquis la certitude que son amant du jour serait chassé avant le petit-déjeuner, je l’admets comme l’expression d’un travers de la personnalité d’Irène. Elle n’aime pas mêler coucheries et affection véritable. J’écoute à la cloison, je surprends ses gémissements et ses hurlements. J’aime sa manière d’exagérer ses sensations. Je me couche sur le ventre et me manualise frénétiquement pour jouir de ses cris.
Irène conserve son autorité auprès de moi. Son activité nocturne la revêt même d’un nouvel attrait. Je suis fière de vivre avec une dévoreuse de chair. Mais au collège, je prends en détestation les coureuses et leurs accessoires. Je me bats pour que mes filles gardent leur innocence, qu’elles ne se badigeonnent pas de maquillage. J’expulse celles que je juge peinturlurées.
— Ne reviens que quand tu te seras débarbouillée.
J’affine ma méthode qui permettra, fut-ce à des adolescents désabusés, de devenir presque bilingues. Je décide d’occuper mes soirées solitaires à autre chose qu’à une longue attente jusqu’à la masturbation. Je travaille à un projet de livre que les élèves auront envie d’ouvrir et même de conserver. Irène, quant à elle, se consacre trop aux hommes pour écrire ou pour se distinguer à l’université. Je suis reçue au ministère, je trouve des financements, un éditeur. Je fais poser mes élèves devant un photographe professionnel. J’insiste pour que Ludivine incarne Amy, le personnage central. Elle ressemble à Amy : douce, rayonnante, innocente, et ce, pour une bonne raison : je l’ai conçue à partir de Ludivine.
Je montre à Irène les épreuves de mon futur livre. Elle tourne les pages d’un air faussement aimable. Elle dit qu’il y a beaucoup de méthodes de langues, ça va être dur de le vendre. Elle sous-entend que le mien n’a rien de singulier. Quand elle voit les images d’Amy-Ludivigne figurant sur les vignettes, elle s’exclame, d’un ton morne « elle a l’air de bien te plaire celle-là ». J’éprouve, malgré la honte, un sentiment de satisfaction à la voir jalouse et un peu envieuse.
Mon livre parait. Bientôt il est répertorié comme indispensable. Il se vent à des centaines de milliers d’exemplaires. Elle est déconcertée par mon succès, qui la froisse d’autant plus qu’elle ne l’a pas prédit. Elle me voulait ambitieuse mais maintenant que je le suis, ça ne lui plait plus. Elle s’en vante auprès de nos amis car je ne suis alors qu’un simple accessoire à sa personne. Mais quand elle est seule avec moi, elle ne m’en parle que pour me faire remarquer des coquilles ou des incohérences dans l’histoire d’Amy. Je propose à Irène d’aller au Japon, dont elle rêve. Mais elle s’en prive pour me punir.
Curieusement, mon amour pour elle n’a pas faibli. Je me réjouissais de la voir chaque matin et j’admirais constamment son intelligence, la forme de ses mains, la finesse de sa peau. J’ai attendu trente ans qu’elle s’aperçoive qu’elle m’aimait. A l’hôpital, peu avant sa mort, j’ai trouvé le courage de lui parler franchement. Elle était défigurée par la maladie et la chimie, elle était chauve et avait retiré ses bijoux de peur de se les faire voler. Je lui ai dit « je t’aime ». Elle a répondu d’une voix molle « moi aussi ». Mais la connaissant, je ne suis pas sûre qu’elle ne s’avouait pas seulement amoureuse d’elle-même.
Le secrétaire d’Etat m’agrafe le mérite bleu sur mon chemisier jaune pâle. Me voilà chevalier. Il ne reste plus, pour parfaire ma carrière de professeur, qu’à trouver une élève. Je suis décidée à entretenir une relation pédagogique moins chaste que celle qu’Irène m’a imposée. Dans le public, parmi les quelques anciennes élèves qui sont venues, Ludivine, qui a maintenant trente ans, me regarde de son visage-livre. Je lui proposerai de prendre un café en sortant.
Isabelle Zribi