Oreilles Rouges et son maître
Oreilles Rouges et son maître François Matton P.O.L
(en librairie le 8 octobre)
Il s’appelle Oreilles Rouges parce que son maître lui tire très souvent les oreilles. Avec ce sobriquet je saute en plein dedans dans l’instant : la violence verbale des relations entre deux énergumènes qui se démènent dans leurs contradictions et dans le rapport de domination-soumission où leur travail les place.
C’est tellement ça que nous traversons douloureusement en ce moment ! Pas plus tard qu’ hier j’ai entendu ma voisine qui ne savait plus par quel bout attraper son enfant l’appeler « bâton merdeux ». Et pourtant c’était bien la voix de la mère de l’enfant… Inaptitude à un quelconque apaisement ?
Aptitude au contraire, ce livre, Oreilles Rouges et son maître, m’attrape d’entrée du bon côté, du côté où ça penche un auteur déterminé à tout réinventer pour tenir le rôle d’une double identité ; le tout sans affoler le lecteur. Avec une tonalité juvénile et une ingénuité dont j’apprécie depuis longtemps les traits, je commence par rire et trouver que le poète qui dessine est décidément gonflé d’ainsi oser.
Qu’est-ce « oser » ? Si c’est avoir le courage de faire quelque chose… eh ! eh ! c’est fait ! La contingence en prend pour son grade et le poète dessine en paix. La « démangeaison du cucul » (30) ça gratte ainsi et c’est ainsi dessiner et écrire avec les oreilles rouges face au pouvoir d’un maître. Me voilà clivée, agrippant les tourments de philosopher de l’un comme un sacripant dans les trous de pensée de l’autre.
Aucun livre (je parle des quelques livres que je lis en ce moment) n’impose plus joyeusement – et fortement ! – que celui-ci la présence d’un acte de création qui excède la mesure du créateur. Mon maître est plus fort que moi, j’en fais ce que je veux, le fantôme de Diderot ressort enfin de ses tiroirs. Un mobilier design peut encore ranger un dédoublement de personnalité sans l’enfermer à clé.
La force de ces dialogues philosophiques simulés, ce qui détermine à chaque page écrite et dessinée, cette force –manifestation même de tous les « livres animés » [1] de et par François Matton – c’est l’espacement entre deux situations qui ne peut être perçu autrement que par la création de l’artiste qui montre la présence d’un moment ( cf. les satoris ici évoqué chap. 43, p. 131, qui rappellent à propos le livre précédemment publié [2] ).
Deux êtres parlants ne parlent pas la même langue mais ils se parlent tout le temps. Et si la grande interrogation était : « Comment faire pour se taire avec cette faculté de parler obligée ? » Non, ce n’est pas un livre de dialogues c’est un alignement d’ actes parlés. Nulla Dies Sine Linea, l’auteur ne peut pas ne pas dessiner, il emmêle les traits comme d’autres mélangent des mots sans y penser : « des gribouillis ? Vous appelez ça des gribouillis ? » (22, p. 63.)
Ce livre est constitué de pièces parlées et dessinées. Le mot pièce recouvre de polyphonie des sens déjà démultipliés : un jeu construit avec les paroles échappées de nos conversations « sérieuses » les plus ternes les transforme en « feu sacré ». Le meilleur ami, un sourd et muet ? « Allez, assez parlé, je te laisse finir de nettoyer. » (34, p. 99.)
Aucune création aujourd’hui n’impose plus softement que celle-ci la présence d’un excédent de désir inaccessible au plus hard-créateur d’apparences. Maintenant que l’on sait qu’il y a de l’eau sur mars, il importe peu de savoir d’où vient la tempête, on est toujours noyé. Oreilles Rouges et son maître suffit (accord singulier volontaire) et m’inonde de joie et du désir de faire mille lectures en lisant, en écrivant, en dessinant et en m’obstinant à le faire « Merveilleusement. Je veux dire : comme jamais. Je, je… » (43, p. 130.)