J’habite dans la télévision - Chloé Delaume
Vous pouvez toujours la quitter des yeux, l’obliger au silence vous ne l’empêcherez pas d’agir. La télévision fait son travail, elle nous rend disponible.
Un jour, un homme tel un docteur Frankenstein fasciné par sa monstrueuse création, résume comme personne ce qu’est la télévision : de la mise à disposition de cerveau humain. Matière grise ou matière molle pourvu que celle-ci désire ce qu’on a à lui vendre et l’homme de préciser : « la télévision, c’est une activité sans mémoire ».
Cet homme-là n’avance pas masqué et ne s’embarrasse même plus avec du mieux-disant culturel – Non, il est plus fort que cela. Plus fort que les mots et les idées car il sait comment nous distraire.
Chloé Delaume veut comprendre cette mise à disposition mentale des téléspectateurs. Il ne lui reste plus qu’à s’installer devant l’écran. Vingt deux mois à la regarder, à l’observer et à se faire absorber par elle. Et de nous expliquer comment l’on peut devenir dépendant du mou. Car la télévision produit beaucoup de mou, dans les cerveaux et dans les corps.
La regarder laisse le même arrière goût d’abîme salé qu’un paquet de chips avalé trop vite. On est plein, on est gras et pourtant c’est du vide que l’on a à l’intérieur.
« J’admets : sans télévision je ne perçois plus les pulsations du temps social. C’est à son diapason que depuis trois mois je fonctionne, je suis désorientée et sans initiative, saisie de léthargie, pétrifiée d’esseulement ».
Le livre est déroutant car il mélange faits réels et irréalité de certains faits. Il se veut traité sociologique, journal de bord et chronique d’une dérive. Avec quelques touches humoristiques comme pour nous permettre de souffler un peu. Le temps d’aller aux toilettes ou trouver de quoi grignoter.
Comme à la télé, il faut bien quelques temps morts.
« Le cerveau reptilien attire les convoitises, parce que c’est en son sein que sont prises toutes les décisions d’action. Le cerveau reptilien a le désavantage d’être ce que l’homme a en lui de plus primitif. Ses réactions sont prévisibles face à certains dispositifs, le cerveau reptilien est con comme un balai, il est rigide et compulsif, on ne peut pas lui faire confiance je tiens à vous prévenir tout de suite ».
Mais il ne faudrait surtout pas réduire le livre à un simple dispositif effet de mode. La question posée est aussi de ce que la télévision nous prend, nous subtilise avec ou malgré nous. A quoi elle nous réduit.
« Quand un mot n’est plus prononcé, plus articulé par personne, il finit par s’éteindre, faute de souffle et de sang (…) C’est de la faute de l’Ogre, il lui faut des mots pré-mâchés standard et une syntaxe de chyme tiède, il faut que la langue fonde mais ne soit pas trop cuite, ce ragoût compte bien sûr parmi ses favoris ».
Mais tant que nous mettrons en commun des mots, des idées et des émotions, tant que nous trouverons des territoires nouveaux, tant que nous saurons encore habiter nos corps alors il ne sera pas toujours aussi simple de nous distraire. Et d’ailleurs voulons-nous vraiment être distraits ?
« Je n’ai pas su protéger mon cerveau, son temps est aboli, il n’est que disponible. Mais au moins, voyez-vous , j’ai ma narration propre. Sachez sauver la vôtre avant qu’il ne soit trop tard ».
Fabienne Swiatly
Lire également l’article de Dominique Dussidour sur Bambiland d’Elfriede Jelinek.
Photo Fabienne Swiatly