Jacques Derrida, Apprendre à vivre enfin
Note sur l’entretien accordé au printemps 2004 par Jacques Derrida à Jean Birnbaum.
Cet entretien était paru dans Le Monde le 19 août 2004. Les éditions Galilée en publient la totalité dans Apprendre à vivre enfin, petit livre de 55 pages paru en janvier 2005, avec une préface de Jean Birnbaum.
Beaucoup s’en souviennent : le 19 août dernier, Le Monde publiait un long entretien accordé par Derrida à Jean Birnbaum.
Cela avait fait sur nous, qui travaillions à Cheyne ces jours-là, dans le cadre d’un atelier, sur le concept d’événement dans son rapport à la notion bien floue, bien problématique ou insaisissable, de « contemporain », l’effet, précisément, d’un événement particulièrement émouvant. Et chacun avait voulu avoir copie de ce texte dont nous pressentions la valeur testamentaire : un mois et demi plus tard, on apprenait la mort de Derrida.
Remercions aujourd’hui les éditions Galilée et Le Monde de donner la totalité de cet entretien sous la forme d’un petit livre de 55 pages, Apprendre à vivre enfin ; et remercions plus particulièrement Jean Birnbaum pour sa préface sensible et tendre, et pour l’éclairage qu’elle donne aux propos de Derrida à travers l’évocation du Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, de Kertesz, dont Lucien Attoun, après avoir lu l’entretien d’août, l’invitait à voir la mise en scène :
... impossible, dès l’enfance, de savoir ce que c’est que d’« être juif » - voilà pour le trouble originel de l’identité ; impossible aussi d’acquérir, au sens propre, un quelconque « savoir-vivre ». Pas moyen d’apprendre à vivre, selon l’expression que Kertesz utilise à maintes reprises, jamais sans italiques, pour décrire la solitude absolue de son personnage...
Cette double aporie, dont le deuxième terme reprend précisément, comme le note Birnbaum, « l’exorde inaugural à Spectres de Marx », elle est aussi celle à partir de laquelle vit et écrit Derrida depuis toujours. Et du reste c’est en terme de « secret » qu’il en parle volontiers.
Or il ne s’agit pas là d’un empiègement tragique. Tout au contraire, ce serait plutôt la chance de qui perçoit dans sa vie, dans toute vie du reste qu’il nous est donné de vivre, quelque chose qui passe infiniment nos forces, mais qu’il faut pourtant saluer comme le don de la vie elle-même : on sait comment Hölderlin reconnaissait à ce propos le survol sur lui d’Apollon...
« Vivre, par définition, cela ne s’apprend pas. Pas de soi-même, de la vie par la vie. Seulement de l’autre et par la mort », écrit encore Derrida.
On relira, dans une joie grave, cet entretien : to
ut ce que Derrida y célèbre encore de ses amitiés, de sa fidélité à ceux de sa « génération » que liaient un « éthos d’écriture et de pensée intransigeant », « un goût sévère pour le raffinement, le paradoxe, l’aporie » ; on y apprendra, comme ci-après, ce que c’est qu’écrire de bons livres et à qui et comment ils s’adressent. On apprendra peut-être aussi enfin à lire :
Chaque livre est une pédagogie destinée à former son lecteur. Les productions de masse qui inondent la presse et l’édition ne forment pas les lecteurs, elles supposent de façon fantasmatique et primaire un lecteur déjà programmé. Si bien qu’elles finissent par formater ce destinataire médiocre qu’elles ont d’avance postulé. Or, par souci de fidélité, comme vous dites, au moment de laisser une trace, je ne peux que la rendre disponible pour quiconque : je ne peux même pas l’adresser singulièrement à quelqu’un. Chaque fois, si fidèle qu’on veuille être, on est en train de trahir la singularité de l’autre à qui l’on s’adresse.
A fortiori quand on écrit des livres d’une grande généralité : on ne sait pas à qui on parle, on invente et crée des silhouettes, mais au fond cela ne nous appartient plus. Oraux ou écrits, tous ces gestes nous quittent, ils se mettent à agir indépendamment de nous. Comme des machines, au mieux comme des marionnettes (je m’en explique dans Papier Machine). Au moment où je laisse (publier) « mon » livre (personne ne m’y oblige), je deviens, apparaissant-disparaissant, comme ce spectre inéducable qui n’aura jamais appris à vivre. La trace que je laisse me signifie à la fois ma mort, à venir ou déjà advenue, et l’espérance qu’elle me survive. Ce n’est pas une ambition d’immortalité, c’est structurel. Je laisse là un bout de papier, je pars, je meurs : impossible de sortir de cette structure, elle est la forme constante de ma vie.
On se souviendra de ce respect de la langue, que Derrida décrit en des termes qui me rappellent à nouveau la sainte infidélité hölderlinienne :
On ne fait pas n’importe quoi avec la langue, elle nous préexiste, elle nous survit. Si l’on affecte la langue de quelque chose, il faut le faire de façon raffinée, en respectant dans l’irrespect sa loi secrète. C’est ça, la fidélité infidèle : quand je violente la langue française, je le fais avec le respect raffiné de ce que je crois être une injonction de cette langue, dans sa vie, dans son évolution. Je ne lis pas sans sourire, parfois avec mépris, ceux qui croient violer, sans amour, justement, l’orthographe ou la syntaxe « classiques » d’une langue française, avec de petits airs de puceaux à éjaculation précoce, alors que la grande langue française, plus intouchable que jamais, les regarde faire en attendant le prochain.
On pensera la question de l’Europe et ce que devraient signifier en vérité, ces temps-ci, à ce qu’il paraît, et comme un lointain écho peut-être à Nietzsche, certaines auto proclamations du style : « Nous les européens »(p.40-49).
On relira la dernière page.
On voudrait pouvoir la faire sienne, toute petitesse, tout ressentiment définitivement, et dans la joie, écartés :
Nous sommes structurellement des survivants, marqués par cette structure de la trace, du testament. Mais, ayant dit cela, je ne voudrais pas laisser cours à l’interprétation selon laquelle la survivance est plutôt du côté de la mort, du passé, que de la vie et de l’avenir. Non, tout le temps, la déconstruction est du côté du oui, de l’affirmation de la vie. Tout ce que je dis - depuis Pas, au moins, dans Parages - de la survie comme complication de l’opposition vie/mort, procède chez moi d’une affirmation inconditionnelle de la vie. La survivance, c’est la vie au-delà de la vie, la vie plus que la vie, et le discours que je tiens n’est pas mortifère, au contraire, c’est l’affirmation d’un vivant qui préfère le vivre et donc le survivre à la mort, car la survie, ce n’est pas simplement ce qui reste, c’est la vie la plus intense possible. Je ne suis jamais autant hanté par la nécessité de mourir que dans les moments de bonheur et de jouissance. Jouir et pleurer la mort qui guette, pour moi c’est la même chose. Quand je me rappelle ma vie, j’ai tendance à penser que j’ai eu cette chance d’aimer même les moments malheureux de ma vie, et de les bénir. Presque tous, à une exception près. Quand je me rappelle les moments heureux, je les bénis aussi, bien sûr, en même temps ils me précipitent vers la pensée de la mort, vers la mort, parce que c’est passé, fini...