Jacques Séréna, lu par Isabelle Rüf

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à noter que dans le même numéro, Isabelle Rüf rend compte de l’essai de Mona Chollet : La Tyrannie de la réalité


Jacques Serena, pas si serein que ça

Son nouveau roman « L’Acrobate » n’est apaisé qu’en apparence : cette fable sur le combat entre création et confort domestique fait rire, mais ce n’est pas drôle.

Dans Basse Ville (Minuit, 1992), Jacques Serena disait la violence urbaine et la misère sociale, dans un taudis où se nouaient des liens haineux entre deux clochards. Dans Plus rien dire sans toi (2002), un homme se consacrait à idolâtrer un monstre sacré vieillissant tout en lui dérobant de quoi maintenir à la surface de la vie une femme perdue dans la défonce. Il peignait ces univers désolés avec tendresse et sans élever la voix, qu’il a douce. Son nouveau roman n’est apaisé qu’en apparence. L’acrobate, héros dérisoire, est un écrivain qui a certes besoin de souplesse pour se maintenir dans le cocon dont il s’est entouré. Juché sur la mezzanine d’un appartement petit-bourgeois, il s’irrite de la présence, discrète et d’autant plus envahissante, de Lagrange, sa blonde et rose épouse.

Lui, là-haut, écrit ou fait semblant. Elle, au rez, souligne ce qui lui paraît de mauvais aloi dans les éternelles histoires maigres que parfois il lui montre. Accepte les pires rebuffades. Ne prend rien en mauvaise part, jamais. Cuisine le poulpe en daube. Lui voit clair dans son jeu : elle veut qu’ils soient contents l’un de l’autre pour toujours dans le non-dit.

L’acrobate ne sort plus, apparemment domestiqué. On apprend qu’avant, tous les soirs, il hantait les bars à la recherche de filles patraques. Des fiévreuses auxquelles il ne pouvait s’empêcher de faire savoir qu’un de ses monologues avait été créé « par Jeanne B., l’actrice ». Aujourd’hui, il se satisfait d’être une ombre à travers laquelle se réalisent des identités anonymes.

Un beau jour, l’une de ces filles nocturnes frappe à la porte. Elle vend des aspirateurs. C’est Sophie Roche, une de celles qui irradiaient la vie de l’écrivain autrefois, ou l’une de leurs sœurs. Elle s’installe dans la maison, devient la bonne. En bas se noue la rivalité muette entre les deux femmes, l’épouse rayonnante et insipide et l’autre, la fébrile. Et lui, en haut, noircit ses pages, sans qu’elles se doutent d’avec quelle intensité, en écrivant, on sent, on ressent. [...] On vit ce qu’on écrit et n’invente donc rien, jamais.

Ce qu’il invente, de livre en livre, Jacques Serena, c’est une langue qui joue sur les syncopes, les répétitions, comme un rythme de basse, et chamboule la syntaxe. Le thème est simple : ce n’est que l’impossibilité de trouver un équilibre entre le vertige de la folie et la lâcheté de la tranquillité. Il se développe en variations ironiques, par saccades. On rit et ce n’est pas drôle.

© Isabelle Rüf / Le Temps

19 décembre 2004
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