Jacques Sicard | Ciné-poèmes
Pas un hommage au moment des séparations, pas un mausolée ou le temps d’un souvenir, c’est au contraire une tension qui dure, qui continue et qui oeuvre toujours dans les films de deux cinéastes. Lorsque Jacques Sicard nous a proposé ces ciné-poèmes, ils ne sont pas venus dire un souvenir ou un regret, ils ne sont pas même apparus comme un tombeau littéraire. Ils sont apparus comme un rappel de l’exigence de l’œuvre. [SR]
de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet
L’observation, dit-on, crée la réalité. Depuis, sous nos yeux, elle est devenue un état des choses immonde voué à sa propre conservation. C’est pourquoi les Straub ont choisi pour leurs films un regard avant le devenir qu’il produit, champ vide encore, qui est aussi son moment de terre brûlée – Une visite au Louvre fait tenir tout entier ce moment dans l’ancienne préparation des couleurs du peintre, le pilage des cristaux de pigments naturels.
Le soleil descend dans le ravin d’une forêt, tandis que la caméra panote lentement de gauche à droite. C’est une coulée de ciel verticale qui va du grain de lumière au grain de poussière, redoublée par le mouvement d’appareil horizontal, et que matérialise, barrant le milieu de l’image qui se fixe enfin, un arbre noir, comme foudroyé un autre jour pareillement blanc.
Violence d’une belle journée et violence d’un geste technique qui entraînent, à leur croisement, comme sous un pilon, l’égrugeage des arbres, le bris silencieux de l’amande du sous-bois, la fragmentation de la terre, le concassage de la transparence bleue du ruisseau, la pulvérisation des bruits, vents, cris, souffles, chants innombrables, l’émiettement de la fraîcheur tombale de la roche, la mouture de l’haleine noire des souches, la réduction à leur ossuaire des insectes, à leur charnier des pétales, le broiement des mousses grises et roses, des fougères violettes et brunes, des oiseaux petits et gros.
Soumission totale à l’objet, déclare Cézanne – injonction à laquelle les Straub obéissent dans Une visite au Louvre – mais ils y obéissent d’une manière perverse –
il y a ainsi l’objet en soi, et il y a son image peinte dans le tableau, ce feuilleté de couleurs, de pâte, de traits, de matières, de cadre – il y a le redoublement de ce cadre par l’image oniro-réaliste du cinéma – il y a les deux versions à la suite du film lui-même – il y a la phrase exaltée et précise de Cézanne, sa transcription dans la langue classique, presque étrangère, des souvenirs de Joaquim Gasquet, et le théâtre distancié de la voix contemporaine de Julie Koltaï qui dit l’une dans l’autre –
que dès lors l’objet semble venir de loin, de si loin qu’on pourrait dire qu’il revient de loin ! – pour autant, s’agit-il d’une mise en relief ? – le long de cette perspective esthétique, suivant ce mouvement de venue qui va du monde à nos yeux, et dont les Straub marquent scrupuleusement chaque étape, c’est comme un bruit de course que l’on entend, le pas rapide et le halètement d’une fuite rythmés par le pinceau, la caméra et la langue – c’est le geste d’art qui se sépare de l’objet dans l’instant même où il en témoigne.
de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet
Des hommes et des femmes, par groupes de deux, trois, quatre, se parlent sans se regarder – ils semblent venir de loin, comme tous ceux qui partagent la condition ouvrière, honteuse parce que la servitude est sa condition : ne dit-on pas, à propos des travaux manuels, œuvres serviles – ils parlent de leur expérience et de leur désir, presque passionnel, d’une communauté nouvelle –
le soleil ajoure par moments le sous-bois où ils tiennent leur assemblée disjointe – disjointe en ce que, et pour une même scène, tel visage se trouvant à la lumière dans le plan d’ensemble, est à l’ombre dans le gros plan suivant – faux raccord, répété comme une rime tout au long du film, qui, au-delà du changement d’échelle, désigne un changement d’espace-temps – du nombre à l’individu, il n’y aura eu que le trait d’union de ce faux mouvement –
c’est l’histoire d’une communauté impossible – et comme si cette impossibilité excédait une situation politique particulière – comme si c’était une loi – mais où l’échec vaut chance – car après ne restent que deux choses : la lucidité et le refus – la lucidité qui prévaut désormais contre la bigoterie et les chimères – et le « refus de signer le dernier feuillet, celui de l’apaisement ».