Je le revois (Helwaser)
Aujourd’hui, c’est la commémoration des attentats contre Charlie, l’Hyper Cacher, et également l’hommage aux deux policiers tués par les terroristes fanatisés. Je me rends compte que j’ai mis le panneau « Je suis Charlie » sur ma page Facebook, mais que je n’ai jamais rien fait de spécial « pour » les autres.
Etre Hyper Cacher, c’est un peu être juif, et peut-être dans l’atmosphère ambiante, est-il plus facile d’être Charlie que d’être juif. Un jour pourtant, j’ai été très très juif. En effet, quand j’écrivais des romans policiers, j’avais pris comme pseudonyme Vincent Meyer, or Meyer est un nom juif, ce que j’ignorais (l’identification des Juifs à partir de la consonance de leur nom étant un sport que je ne pratique pas). Un jour que je me trouvais à faire une séance de signatures, une dame s’était approchée avec un exemplaire de mon livre à signer. Pendant que j’écrivais une dédicace du genre « à Monique en toute amitié », elle s’était penchée vers moi et m’avait dit d’un ton plein de sous-entendus : « pourquoi avez-vous pris Meyer comme pseudonyme ?… ça fait quand même très très juif », ce qui m’avait fait regretter un peu-beaucoup cette ponctuelle et hypocrite amitié.
Etre Hyper Cacher, c’est dire non à la barbarie, la barbarie antisémite étant une des formes de la barbarie tout court. Et ça n’a pas de sens d’aller chercher dans la politique étrangère française ou dans la politique intérieure israélienne des raisons de tuer des gens dans les magasins ou d’écraser avec un camion des enfants qui regardent un feu d’artifice.
Cependant, tandis que j’écris ces lignes, à la recherche d’une façon digne de rendre hommage aux victimes de l’Hyper Cacher, les souvenirs de mon enfance dévalent dans ma mémoire comme sur un tobbogan, passant d’abord devant les images indélébiles des attentats des années quatre vingt, quand des terroristes, toujours impunis, massacraient les clients du restaurant « Chez Jo Goldenberg ». Et par un glissement naturel, ils descendent plus loin dans mon enfance, quand tout petit j’allais chez Helwaser.
Et je le revois dans son atelier de confection de la rue du Roi de Sicile, où je me rendais avec ma mère et ma sœur une ou deux fois par an pour, tout simplement, me servir sur les cintres d’un manteau pris au hasard de mes goûts. L’immeuble était un immeuble vétuste, aux escaliers de bois fléchis et noircis par le temps, c’était bien avant la transformation en zone piétonne et l’apparition de boutiques griffées de marques fashion.
En montant au premier, on arrivait dans deux salles aux plafonds bas faisant office de dépôt, où s’empilaient des vêtements neufs sentant encore la mécanique de l’atelier, la feuille de tergal fraîchement découpée ou la fourrure tiède. Si j’ai entrepris au travers de cette chronique, de remercier ceux et celles qui m’ont sauvé la vie, il est naturel qu’Helwaser y figure. A l’époque nous étions dans la gêne, j’ai bien honte de l’avouer, mais il faut le savoir pour comprendre pourquoi nous allions dans cet atelier de confection du Marais, en plein quartier juif, nous servir en vêtements offerts. Je crois me souvenir qu’Helwaser avait rencontré ma mère à l’Hôtel Lutétia, lorsqu’elle brancardait les déportés revenus de Buchenwald. C’était en 1945. Bien des années plus tard, lorsque son propre fils avait été arrêté par des militaires et mis en prison à l’autre bout du monde dans un camp que la presse qualifiait à tort ou à raison de concentrationnaire, le tailleur de la rue du Roi de Sicile avait pris l’habitude de la recevoir dans son arrière boutique avec le petit frère et la petite sœur, même pas juifs, à qui il offrait des vêtements neufs pour l’hiver. On n’avait pas les moyens d’autre chose.
Cet homme était juif. Je résiste à la pensée qu’il faisait ça parce qu’il était juif, et que la déportation l’avait peut-être rendu meilleur. C’était un homme comme un autre, soucieux de son prochain. Et chaque fois que, en pensée, je le revois, je me demande pourquoi tous les hommes sur la terre ne sont pas comme lui.