Je le revois (le marchand d’oublies)
Pour rendre hommage aux forces de l’ordre après les attentats terroristes qui ont meurtri la France en 2015, le chanteur Renaud a composé une chanson intitulée « J’ai embrassé un flic ». Elle fait référence aux embrassades pendant la manifestation "Je suis Charlie". C’est le même Renaud qui en 1968 a composé la chanson « Ravachol », ode complaisante aux terroristes anarchistes des années 1880 qui commence par la rime :
« Il s’appelait Ravachol, c’était un anarchiste, qui avait des idées folles, des idées terroristes »
et s’achève par ce retournement
« Il s’appelait Ravachol, c’était un anarchiste, qui avait des idées pas si folles, des idées terroristes ».
Quand on étudie les attentats anarchistes ayant eu lieu en Europe entre les années 1880 et 1914, on est frappé de la ressemblance avec les attentats djihaddistes actuels. Des jeunes marginalisés, souvent violents et pré-délinquants trouvent au contact d’intellectuels d’une mouvance a priori non-violente des arguments fallacieux pour terroriser, voler, tuer.
Sur le plan pratique, les crimes eux-mêmes ressemblent aux crimes des djihaddistes : les anarchistes s’en prennent à des restaurants (le Café Terminus), des églises (attentat de la Madeleine), des « people » en vue comme l’impératrice Sissi qui mourra poignardée au bord du lac de Genève.
D’autres faits attirent l’attention sur le parallèle entre les anarchistes et les djihaddistes : la capture de Bonnot, puis celle de son complice Garnier, font l’objet de sièges par la police pouvant durer jusqu’à neuf heures, trois cents journalistes ou badauds étant repoussés au-delà d’un cordon de sécurité. Un véhicule chargé d’explosifs est approché du réduit où se tient Bonnot ; Bonnot sort à plusieurs reprises tirer sur les forces de sécurité avant d’être abattu, et que le préfet fasse un long discours décrivant l’opération.
Dans le même ordre d’idées, on constate une sorte de percolation des attentats. Chaque attentat, et chaque arrestation, donnent des idées à de nouveaux poseurs de bombes (les fameuses « marmites ») : Ravachol dynamite l’immeuble d’un juge pour venger des manifestants anarchistes, puis Emile Henry (cité dans la chanson de Renaud), dynamite le Café Terminus pour venger la condamnation à mort de Ravachol et ainsi de suite dans un caroussel de « justifications » qui s’enchaînent pour prendre fin avec la guerre de 14.
Ces criminels assoiffés de notoriété et de sang sont une pathologie d’une doctrine en vue, internationale, le socialisme utopiste ou anarchisme libertaire, qui tient des congrès internationaux auxquels les terroristes participent. Ainsi, les terroristes des années 1880-1914 procèdent, comme aujourd’hui, de mouvances internationales. De même, ils sont désavoués par les intellectuels officiels de ces doctrines qui « condamnent fermement » les attentats, comme autant de prédicateurs aujourd’hui.
Ces crimes odieux posent la question de la liberté de tuer. Chacun d’entre nous peut à tout moment tuer quelqu’un, au hasard. Mais la plupart d’entre nous s’en abstient. C’est mal (de tuer). On peut dans une chronique, pratiquer des raccourcis qu’on n’oserait pas dans une thèse de doctorat, et observer que les anarchistes violents empruntent leur doctrine aux théoriciens anarcho-révolutionnaires comme Coeurderoy ou Dejaques, qui eux-mêmes s’inspirent de Fourier et Proudhon (la propriété c’est le vol), qui eux mêmes sont des descendants ou des dissidents du Saint-Simonisme, doctrine pré-socialiste utopiste qui a enfanté le positivisme français, et même la sociologie (Auguste Compte, Durkheim).
Or quel est le principe fondateur du Saint-Simonisme ? C’est la théorie de la gravitation de Newton. En découvrant la loi de la gravitation (publiée en 1687), Isaac Newton parvient à mathématiser l’un des problèmes les plus profonds de l’univers dans son ensemble, un problème qui touche au divin. Cette performance donne aux philosophes des XVIIIe et XIXe siècles, l’idée que les phénomènes sociaux pourront être mathématisés, modélisés avec le même degré de précision, en se passant de l’hypothèse de Dieu. Des forces à découvrir, agissant à longue portée, expliqueront, au moins statistiquement, les sociétés. Comme l’écrit le fondateur de la statistique Adolphe Quételet, (à qui l’ont doit la théorie de l’homme moyen, l’indice de masse corporelle, les courbes de croissance des enfants etc.) : « l’homme est l’analogue du centre de gravité des corps ». Cette locution se trouve dans un texte Sur l’homme, Essai de physique sociale.
A l’intérieur de ces champs de force, le comportement des hommes est libre, au sens où il est libéré de la puissance divine, tout en étant assujetti à des lois naturelles, formelles, mais qui n’impliquent pas une intervention contingente de Dieu. Pour Saint-Simon, les êtres humains doivent s’assembler par attraction, comme les systèmes planétaires, en sorte que l’affinité attractive, comparable à la loi de Newton, sera la force sociale. Cette force est par nature anarchiste, puisqu’elle exclut l’idée de hiérarchie des pouvoirs.
Le débat sur la liberté a obsédé les philosophes des Lumières. Leibnitz et Voltaire s’opposaient sur la question du libre choix, et de la réalité de la liberté humaine dans un monde supposé régi par un Dieu parfait. Pour Leibnitz, le monde procède d’une perfection divine, et la liberté humaine n’est qu’un leurre. Par nature, Dieu est au courant du passé, du présent et de l’avenir, et l’ensemble est à l’image de sa perfection et de son absolu. Pour Voltaire, les choses sont très différentes : une part authentique de la liberté divine est déléguée à l’homme, qui n’est soumis qu’à des lois comme la loi de la gravitation, mais il est par ailleurs libre.
Ces lois ne sont pas l’incarnation de la perfection, mais plutôt d’une économie de moyens qui fait tourner l’horlogerie de l’univers (la même économie de moyens qu’on retrouve chez Darwin comme principe ultime de la biodiversité).
On le sait, c’est Voltaire qui a lancé Newton en France, et d’abord par un petit libelle intitulé Lettres Philosophiques, dans lequel les idées de Newton et leurs implications philosophiques sont discutées. Lorsqu’on lit Voltaire, on découvre avec surprise l’exemple qu’il choisit pour illustrer la liberté. Pour Voltaire l’exercice canonique de la liberté, qui se déduit directement de la loi de Newton, est la liberté de tuer ou de ne pas tuer :
Cette liberté serait un présent bien frivole si elle ne s’étendait qu’à cracher à droite ou à gauche, et à choisir pair ou impair. Ce qui importe, c’est que Cartouche et Shah-Nadir aient la liberté de ne pas répandre le sang humain. Il importe peu que Cartouche et Shah-Nadir soient libres d’avancer le pied gauche ou le pied droit.
Or, qui est Nadir Shah ? Nadir Shah est le Al Baghdadi de l’époque, sorte de guerrier sanguinaire faisant la guerre pour monter sur le trône de Perse ; Il est victorieux à la bataille de Kaboul et à celle de Kirkouk. Il fonde la dynastie éphémère des Afsharides après avoir fait décapiter 30 000 prisonniers.
Et qui est Cartouche ? Cartouche est le brigand « anarchiste » contemporain de Voltaire, qui rançonnait, pillait, volait, en se faisant une réputation romantique auprès des bourgeoises ou aristocrates dépouillées, à qui il faisait envoyer des fleurs. Cartouche finit roué le 28 novembre 1721.
Cependant, tandis que je me renseigne sur les brigandages de Cartouche, je découvre qu’il avait dans sa bande bon nombre d’ "oublieurs", ou marchands d’oublies. Le marchand d’oublie est une figure des métiers de rue du Moyen-Age, dont l’activité fut interdite vers le milieu du XVIIIe siècle. Les oublies sont de petits biscuits dentelle, souvent coniques ou cylindriques, que les marchands d’oublies ambulants vendaient à la roulette. Le principe est de miser sur un chiffre d’une sorte de roulette, le marchand lançait la roulette et l’on gagnait des oublies en fonction de l’indication de la roulette (souvent une flèche, ou aiguille logée sur le sommet de la caisse à oublies, et tournée d’un coup sec ; l’arrêt indiquait le gain).
Le marchand d’oublies est aussi un texte classique de Jean-Jaques Rousseau, dans lequel il raconte comment il a soudoyé un marchand d’oublies pour truquer l’aiguille de la roulette, et que tous les jeunes filles qu’accompagnait une gouvernante gagnent au jeu des oublies « Je dis en secret à l’oublieur d’user de son adresse ordinaire en sens contraire en faisant tomber autant de bons lots qu’il pourrait, que je lui en tiendrai compte. »
Le métier d’oublieur était un de ces petits métiers de rue, tout au bas de l’échelle, comme aujourd’hui les vendeurs de roses dans les restaurants, d’avocats dans le métro ou de DVD piratés sur les ramblas provençales. Pour des raisons de sécurité, le métier fut interdit, trop d’oublies frelatées ayant été vendues par des dealers peu sourcilleux sur la qualité. Les oublieurs étaient à la frange de la délinquance.
Cependant, alors que je découvre que la bande de brigands anarchistes qui défrayait la chronique pendant la régence de Philippe d’Orléans était surnommée « les oublieurs », et que je vérifie sur wikipedia ce que sont les oublies, soudain je le revois.
Il était toujours là à la sortie du lycée français de Montévidéo, où j’ai fait mon primaire dans les années 60-70. Il avait sa boîte cylindrique, avec sur le dessus une grande aiguille façon "boussole", qu’il lançait à la main, et c’est ainsi que nous gagnions, ou pas des oublies : petites gaufrettes dentelles coniques, comme celles vendues en France au Moyen-Age, et qui ont perduré plus ou moins légalement jusque dans les années 1900. On trouve en cherchant bien quelques photographies de marchands d’oublies du début du siècle dernier.
De même que l’accent français du Moyen-Age s’est conservé en partant au Canada, la boîte à oublies et son étrange ordalie s’est conservée de l’autre côté de l’Atlantique, dans un autre hémisphère où l’on peut à la sortie de l’école, revivre comme un enfant du Moyen-Age et parier contre un oublieur pour avoir des gaufrettes coniques. Je me souviens que ces petites gaufrettes s’appelaient des « barquillas », et effectivement, en tapant « barquillas Uruguay » sur un moteur de recherche fameux, on trouve quelques photographies actuelles de marchands d’oublies, identiques à ceux des gravures de l’époque de Jean-Jacques Rousseau.
Ce marchand d’oublies me rappelle que le monde est d’une incroyable densité, tout est tissé, relié, connecté, le Moyen-Age et aujourd’hui, l’Amérique du Sud et Paris, Cartouche et Bonnot, Nadir Shah et Al Baghdadi, Ravachol et Kouachi, et plus encore aujourd’hui par l’internet, qui conserve la mémoire de tout, y compris de chansons terroristes, que leur auteur préférerait peut-être oublier.
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->https://www.youtube.com/watch?v=m6iw3WotyOw]