Je suis une pie voleuse

Ateliers d’écriture et résidence

par Marianne Rubinstein, en résidence en 2010-2011 à la librairie de l’Atelier,
dans le cadre du dossier transversal "ateliers d’écriture en résidence"..

Dans le cadre de ma résidence d’auteur à la librairie L’Atelier en 2010-2011, Georges-Marc Habib et moi avions imaginé de proposer au collège Françoise Dolto, voisin de la librairie, des ateliers d’écriture. N’y connaissant personne, j’avais donc écrit une lettre adressée aux professeurs de français où je manifestais mon envie de travailler avec les collégiens sur deux formes littéraires japonaises explorées dans mon dernier récit : le haïku et la « liste de choses » à la manière des Notes de Chevet de Sei Shônagon.
Ce que j’omettais de dire (d’ailleurs, à quoi cela aurait-il servi ?), c’est qu’en fait, je n’avais jamais animé d’ateliers. Sans doute est-ce d’ailleurs pour cette raison qu’inquiète de mon inexpérience, j’avais éprouvé le besoin de planifier les séances à l’avance :

« Il s’agira, pour les haïkus, de rappeler qu’ils respectent une règle formelle (3 vers de respectivement 5, 7 et 5 syllabes), mais aussi de poser d’autres « principes » inspirés du cours de Roland Barthes sur le haïku (in La préparation du roman I, Seuil-Imec, 2003). Par exemple l’effet de réel (à lire un haïku, on se dit « c’est bien ça » comme si le poème était une photo prise sur le vif), la présence du sujet (à lire un haïku, on se dit que l’auteur du haïku a lui-même vécu la scène, en a été le témoin, le « photographe », l’acteur) ou encore l’émoi ténu (le haïku n’a pas pour sujet de grandes émotions ou de grands sentiments ; il parle des petites choses). L’idée est bien sûr de donner à chaque fois des exemples et surtout d’inviter les élèves à écrire leurs propres haïkus.
Quant aux « listes de choses » à la manière des Notes de chevet, je me propose de donner aux élèves un canevas à remplir (par exemple : Choses qui égayent le cœur ; Choses qu’il ne valait pas la peine de faire ; Choses qui donnent confiance ; Choses qui distraient dans les moments d’ennui ; Choses qui ne servent plus à rien, mais qui rappellent le passé ; Choses qui sont éloignées, bien que proches ; etc.). Cela suppose que l’on ait passé auparavant un peu de temps sur la forme de l’ouvrage de Sei Shônagon. »



Et bien sûr, comme tout ce qui est un peu trop préparé, les choses ne se déroulèrent pas ainsi...

C’est donc en mars 2011 que j’ai mon premier rendez-vous avec deux professeurs de français du collège, Marie-Laure Bulliard et Dorothée Guilbot, et avec la documentaliste Elsa Duhail. Au cours de la discussion, il apparaît très vite qu’elles souhaitent que je m’éloigne, au moins temporairement, de ma proposition, et que je commence par présenter mon travail aux élèves, et en particulier Tout le monde n’a pas la chance d’être orphelin, récit choral sur les petits-enfants des déportés non revenus et C’est maintenant du passé, récit plus personnel sur ma famille paternelle.

Fin mars, je rencontre donc pour la première fois les 5e 2 et les 4e 4 au CDI, en présence de leurs professeurs respectifs. Au préalable, Marie-Laure Bulliard (pour les 5e 2) et Dorothée Guilbot (pour les 4e 4) ont préparé la rencontre en donnant quelques indications aux élèves sur mon travail. Et ce jour-là, en fonction de ce qu’ils savent déjà et de ce que je leur raconte, les élèves me posent beaucoup de questions auxquelles je me pensais bien préparée, mais dont je me rendrais compte après coup que certaines m’ont ébranlée (je me souviens en particulier de celle-là : Ils vous manquent, vos grands-parents ? En avril, un élève de 3e — une autre des classes de Marie-Laure Bulliard — me demandera, toujours à propos de mes grands-parents déportés : Peut-on aimer des gens que l’on n’a pas connus ?)

Deux semaines plus tard, je reviens voir les 5e 2 et les 4e 4. Mais cette fois-ci, avec Elsie Herberstein, dessinatrice. Elsie et moi travaillons depuis plus d’un an sur l’adaptation BD de mon roman Le Journal de Yaël Koppman et sa venue permet à la fois de leur expliquer les différentes étapes de l’adaptation en BD, en leur montrant l’évolution du scénario et du dessin, mais aussi de donner un contenu festif à la rencontre quand Elsie se met à faire des croquis sur le vif des élèves. Puis ce sont les 5e 2 qui prennent la parole et lisent des haïku qu’ils ont écrit, entre la première et la deuxième séance, respectant la contrainte métrique du 5-7-5 et du mot de saison. Ces haïku sont conçus comme une surprise et un cadeau (car finalement, je n’ai absolument rien fait sur le sujet avec eux — c’est Marie-Laure Bulliard qui s’en est chargée). Certains sont délicats, ciselés, sonnent juste. Je suis émue.

Avec les 4e, le travail se poursuit pendant plusieurs séances. Et là encore, c’est Dorothée Guilbot qui les sollicite, en leur proposant soit d’interroger leurs proches sur tel ou tel événement et de restituer cette parole dans un récit, soit de raconter quelque chose en utilisant la forme journal (en lien avec la manière dont j’ai utilisé cette forme dans le roman Le journal de Yaël Koppman).

Le 24 mai 2011, je suis donc de nouveau au collège et Sita lit son texte la première : l’histoire d’une jeune fille qui a fui l’Angola en guerre pour l’Afrique du Sud, avant de partir, à 16 ans, pour l’Europe. Cette jeune fille, explique Sita, c’est sa mère.
Marwa fait ensuite le récit de ses vacances au Liban durant l’été 2006, lors du déclenchement de l’offensive israélienne. Elle évoque le calme de sa mère, leur décision de se réfugier à l’Ambassade de France puis le retour en Europe, par bateau, quelques jours plus tard.

Seules deux élèves se risquent ce jour-là à l’exercice et nous continuons la séance sur des extraits choisis par Dorothée de L’arabe comme un chant secret de Leïla Sebbar et de C’est maintenant du passé. Puis, pour illustrer l’idée qu’ils peuvent aussi inventer, se mettre dans la peau de quelqu’un d’autre tout en donnant l’apparence du récit autobiographique, nous leur diffusons une vidéo où Khadi Hane lit son texte « De la terre natale à la terre adoptée » (à voir ici) en leur expliquant qu’en dépit du « je », Khadi ne raconte ni sa propre histoire, ni celle d’un proche.

Lorsque je reviens au collège, le 21 juin 2011, ça sent déjà les vacances et cette fois, tous les élèves présents ont préparé un texte sur l’un ou l’autre des thèmes proposés par Dorothée Guilbot : récit, journal ou « de la terre natale à la terre adoptée », ajouté après le succès de la diffusion de la vidéo avec Khadi Hane, que les élèves avaient spontanément applaudie à la fin.
Nous sommes donc au CDI, les fenêtres sont ouvertes, il fait bon, et de nouveau, Sita commence. Son texte a évolué, elle a rajouté des détails, le style s’est affirmé.
Puis Dylan raconte l’histoire de son grand-père, qui durant la guerre d’Indochine a passé trois ans en prison au Vietnam. Sais-tu où ? lui demande-t-on. Non, il n’en sait rien. Son grand-père n’en parle jamais.
Noam lit ensuite l’histoire d’Alexandre le menuisier, qui quitte la Tchécoslovaquie communiste pour la France via Berlin. Le récit est haletant, il foisonne de détails qui semblent authentiques, par exemple lorsque Alexandre tape à la porte de l’association France-Libertés sans parler un mot de français. C’est l’histoire de quelqu’un de ton entourage ? se risque-t-on. Non, répond Noam et jusqu’à la position de son corps indique qu’il ne souhaite pas être questionné davantage.
Le texte de Jean-Marc sur Chang, collégien sans-papiers dont la famille est originaire de Chine, est émouvant car il adopte un point de vue à hauteur de collégien, très éloigné d’un discours politique ou militant.
Caroline ne cache pas le caractère autobiographique de son texte qui m’évoque Ce que savait Maisie d’Henry James. Un texte incisif dans lequel ses parents divorcés ne cessent de lui renvoyer, au moindre mécontentement, sa ressemblance avec l’autre parent, désormais détesté.
Nasser a inventé l’histoire d’un dictateur ridicule qui emprisonne ceux qui ne chantent pas l’hymne national. Le texte est inattendu et la manière de décrire la parenté aussi : « le père de mon oncle » au lieu de « mon grand-père », « l’oncle de mon oncle », etc. Il y a des oncles partout et cette répétition donne un effet comique qui finit par attirer l’attention sur les rapports de parenté, occultant tout ce que peut faire ou dire le dictateur.
Marine raconte l’histoire d’un cyclone sur l’île de la Dominique. Une jeune femme rend visite à sa famille et se retrouve cloîtrée dans la maison, avec l’obligation de surveiller les enfants. Là encore, le texte démarre sur les préparatifs avant la venue du cyclone mais se décentre rapidement pour ne parler que de l’étouffement de cette jeune femme qui fait écho, aux dires mêmes de Marine, à ce qu’elle peut éprouver à s’occuper si souvent de ses deux petits frères (des jumeaux je crois). Mais ils sont adorables ! dit une de ses copines. Marine ne répond pas.
Kimie a quatorze ans. Elle adore le chant. Un soir, sa mère lui annonce que son père doit reprendre les dialyses. Elle se souvient alors de son année de CM2, lorsqu’il était tombé dans un coma de trois mois à cause de sa maladie. Depuis, elle ne parvient plus à exprimer ses sentiments, sauf à travers le chant. Kimie est un personnage inventé par Jessica dont le propre père, explique-t-elle, est en dialyse. Et elle ajoute : ma mère a du diabète. Et le chant alors ? Il fallait juste une histoire pour entourer le truc, réplique-t-elle.
Marily raconte un épisode du conflit entre l’Inde et le Pakistan pour le contrôle du Kashmir. Cela se passe en 1965 : l’irruption de la guerre dans le quotidien d’une petite fille. L’histoire d’une amie de ma grand-mère, précise Marily.
C’est au tour de Léa qui dit C’est nul puis se lance. Léa semble timide. Le texte, bien écrit, raconte ce jour où elle a recueilli, à l’insu de ses parents, un petit chat qu’elle a appelé Fifi. Comme un manifeste, elle déclare à ses parents, au moment où ils découvrent la situation : J’ai confiance en ce que je fais et j’ai décidé de prendre cette initiative. Louise réagit : Pourquoi tu l’as appelé comme mon chien ?
Il ne reste plus que vingt minutes et nous avons à peine le temps de nous arrêter sur les cinq derniers textes.
Peisi évoque le départ en avion d’une petite fille pour rejoindre ses parents en France, l’angoisse de la séparation d’avec ses grands-parents, la découverte de sa chambre puis de la tour Eiffel, la rentrée des classes en « clin » (pour ceux qui ont des difficultés en français) avec Anne-Marie, la gentille maîtresse. Deux ans plus tard, la petite fille parle très bien français, elle a presque oublié sa langue natale.
Il y a d’étranges dissonances dans l’histoire inventée par Mourad : celle de Jacques Bouret « opposé à une cause » et exilé politique.
Iris décrit ce jour où elle a écouté pour la première fois Where is the love ? des Black Eyed Peas qui a, dit-elle, changé sa vision du monde.
Louise raconte l’histoire d’une surdouée terrorisée à l’idée d’être différente des autres et qui tente, en vain, d’échouer au concours qui lui permettra d’être boursière et donc d’accéder aux plus grandes universités (dont le coût annuel, précise-t-elle, dépasse 5 années du salaire de ses parents).
Les deux heures se sont écoulées, mais il y a encore l’histoire de Sarah à lire : celle de la jeune Sénégalaise Fatou qui voudrait aller à l’école, mais que son père veut absolument marier.
Et voilà, c’est terminé. Les élèves de 4e 4 quittent la salle. Au revoir Madame. Ne reste qu’Elsa Duhail, Dorothée Guilbot et moi, troublées de tout ce qu’ils ont su exprimer — et de ce qu’ils portent déjà.

Aujourd’hui, cela fait presque un an que cette expérience s’est achevée et si je raconte ces séances et notamment la dernière, c’est parce que j’en garde le sentiment d’avoir vécu des moments précieux. Un peu comme lorsque l’on joue de la musique de chambre et que l’on découvre, soudain, une autre manière d’être ensemble et d’échanger. C’est une alchimie étrange, difficile à théoriser et à expliquer, mais qui, je le sens, a fonctionné. Alors oui bien sûr, j’ai envie de recommencer, pour la qualité de ces moments et aussi pour saisir au vol d’autres éclats de vie — car comme tous les auteurs, je suis une pie voleuse et ces éclats dérobés nourrissent mon écriture.

Marianne Rubinstein, mai 2012

15 mai 2012
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