Jean-Pierre Moussaron | Itinéraire.
Trop tard !
« L’éternel et douloureux trop tard », c’est avec ces mots que Jean-Pierre Moussaron terminait le texte intitulé « Itinéraire » qu’ il avait donné à remue.net en 2007. Nous vous en proposons une nouvelle lecture dans les tristes circonstances de son décès ce 2 octobre 2012.
Il n’est pas possible dans cet instant d’écrire par-delà la mélancolie de toute cette vie qui s’achève.
Une vie d’ami des plus grands noms de la philosophie, de la littérature, de l’art de la deuxième moitié du XXe siècle.
Une vie de professeur que chacun de ses étudiants considérait « comme un maître ».
Une vie d’amateur passionné, qui aimait avec passion la musique, de l’opéra au plus free jazz, le cinéma, ne pas écrire américain et faire un "pléonasme", et avant tout, car elle fut comme dans la vie de tout écrivain son expérience « au sens étymologique bien sûr »,
la lecture.
Il n’est pas trop tard pour relire, lire et découvrir l’œuvre écrite de Jean-Pierre Moussaron qui désigne singulièrement sa personne « une singularité désirante traversée de forces qu’elle ne commande pas. » [CP]
Pour prolonger le dialogue entamé au moment de la parution du grand cahier Michel Deguy qu’il a coordonné, et du texte sur Deguy qu’il a confié à remue.net, Jean-Pierre Moussaron nous a confié ce texte, ces lignes traçant un parcours intellectuel. [SR]
Par Jean-Pierre Moussaron
J’entends encore ces trois vers :
Vers la fleur dorée il descend, se pose,
Et boit tant d’amour dans la coupe rose,
Qu’il meurt, ne sachant s’il l’a pu tarir.
Il s’agit du premier tercet du « Colibri », l’un des Poèmes barbares de Leconte de Lisle, qu’on ne lit plus guère de nos jours, et dont persiste en moi le souvenir. Car ce poème était l’un de ceux que mon père me lisait, parmi d’autres de Lamartine, Hugo ou Verlaine, quand j’étais tout enfant, pour m’endormir ; ce pourquoi je pourrais dire, aussi, que longtemps je me suis couché de bonne heure dans cette attente. En fait, je n’ai jamais vu de colibri depuis — ni du reste de cattleyas, mais Proust viendrait beaucoup plus tard —, tandis que, déjà, j’étais cerné de mots et de leur diaprure sonore avant même que d’en comprendre le sens.
Et pour cause : ainsi que ma mère, mon père travaillait à Bordeaux, démobilisé de la « drôle de guerre » au début de laquelle j’étais né, cependant que, en ces temps d’ « occupation » et jusqu’à la fin 45, ma grand-mère maternelle allait le plus souvent “aux provisions”, comme elle disait. Si bien que je revois encore la silhouette frêle de Mme Lacome, cette petite vieille dame veuve, notre voisine, qui pendant ce temps venait me “garder” à la maison, en me lisant les illustrés puis les livres que ma mère m’apportait quasi quotidiennement — sauf privation pour insolence ou autre vilenie de ma part, punition terrible et la plus redoutée. Livres divers qui m’entraînaient à rêver l’univers des choses et des hommes que j’ai, ainsi, d’abord connu par les récits qu’ils m’en faisaient, attentivement écoutés, et ensuite lus par moi-même — sans parler de la guerre dont j’ai entendu maints « bombardements », en même temps que j’en percevais quelques autres cruelles réalités.
Bien sûr, ces lectures n’allaient pas toujours sans quelques troubles. L’un d’eux fut même proprement linguistique : durant la première lecture de L’île au trésor, tandis que Mme Lacome, manifestement peu experte en eau-de-vie, prononçait “rhume” le mot désignant l’alcool dont s’enivraient fréquemment les pirates, je ne comprenais pas, et pendant un temps j’ai mal admis, que ledit “rhume” pût rendre ces pirates et autres marins aussi gais, énergiques et chantants, alors que le mien me valait force cataplasmes à la moutarde ou à la farine (je ne sais plus) de lin, extrêmement piquants et pénibles, administrés par ma grand-mère, toujours prompte à pressentir, pour le moins, la venue d’une “pneumonie”, à mon premier éternuement.
Ma grand-mère maternelle... Dont je ne devais mesurer que plus tard, évidemment, combien la paysanne qu’elle était, veuve très tôt et vivant avec nous, possédait en sa « vie minuscule », comme aurait dit Michon, une immense capacité d’amour et un total don de soi, étant pourvue en somme du même cœur simple que la Félicité de Flaubert. Si bien que j’étais pour elle aussi précieux, bien que beaucoup plus “insupportable”, que le perroquet Loulou pour celle-là. Tant il est vrai que, parfois — mais on ne le saura que tardivement — l’amour de la littérature se greffe, voire s’enracine, dans celui que l’on reçoit, sans limites et très tôt, d’êtres chers qui nous entourent. Ce qui le rend, alors, à jamais immarcescible.
J’ai tout de même fini par connaître — je devrais dire reconnaître — la mer, la campagne, la montagne, etc., qui ressemblaient suffisamment, quoique assez pauvrement, à leurs images multiples glanées dans Stevenson, Peysson, Conrad, Melville, Genevoix, Frison-Roche, et autres lectures passionnées de mes dix - treize ans.
Mais, tandis que j’entrais “dans l’âge bête”, me disait-on, il est temps d’évoquer, en contraste avec les crimes horribles de Fantômas et Fu Manchu, les exploits de Rouletabille ou de Nick Carter et les subtiles machinations d’Arsène Lupin ; mais aussi les chevaliers de Walter Scott ou le Pardaillan de Michel Zévaco, les Mohicans et autres indiens de Fenimore Cooper, le Grand Nord de London et Curwood ; et encore toute la géographie magique de Jules Verne et l’insolite Afrique de Ridder Haggard ou du Tarzan d’Edgar Rice Burroughs — tout cela qui me transportait loin... Il est temps, surtout, de nommer les trois premières femmes de ma vie sentimentale et amoureuse : Antinéa, Graziella, et, traversant les ruines du temps, Salammbô.
La lecture bientôt délaissée de Pierre Benoit et Lamartine estompa assez vite de mon univers les deux premières, malgré l’effrayante séduction de l’une, cette Atlantide qui faisait momifier ses amants dans des sarcophages d’orichalque, et la gracile douceur de l’autre, abandonnée dans le pleur d’un amour candide. La troisième, dont la fascination a perduré en moi, s’est confondue peu à peu avec le manteau de Tanit qu’elle désirait tellement, ce zaîmph dont je compris bien plus tard qu’il déployait aussi la métaphore même du tissu langagier de ce roman, cependant que, à travers la continuelle vendange guerrière des corps et la minéralisation progressive du récit, émergeait de sa prose somptueuse — tel l’effet inédit d’une rencontre de Sade avec Rabelais — l’altérité de vocables rares, incrustés dans la trame des syntagmes comme des joyaux aux teintes et tintements barbares : kinnor, nebal, gommor, sarrisse, Melkhart, Eschmoûn et bien d’autres, d’autant plus précieux qu’aucun dictionnaire familier n’offrait la moindre mention de leur étrangeté insensée. Salammbô : roman-opéra dont je retrouverais ensuite l’écho, frénétique ou sulfureux, dans l’Elektra et la Salomé de Strauss ; titre-paragramme dans lequel Flaubert a décrit l’effet même de la transmutation qu’opère son discours ; et, surtout, femme-livre qui aura infusé en moi, philtre irrémédiable, la passion du texte flaubertien et de sa moire verbale.
En même temps, ma scolarité jusqu’au baccalauréat, chez les marianistes du collège Grand-Lebrun, allait orienter vers « les lettres » l’imaginaire et l’esprit d’un jeune garçon quelque peu perdu entre tant de mots divinisés ; avant que ne se manifeste leur tolérance religieuse face au jeune homme païen que, fils de parents alors divorcés, j’étais en train de devenir. Ils m’ont donné l’occasion — heureuse diversion à des leçons de piano aussi péniblement reçues que médiocrement données — de découvrir un goût profond pour la musique grâce à six années de chant choral ; et, surtout, de marier cet amour avec celui de “ma” langue, toujours étudiée avec bonheur jusqu’en ses ancêtres gréco-latins. Cependant que, vers la classe de seconde, je découvrais par moi-même le jazz, à partir de Sidney Bechet, alors célèbre en France, pour circuler ensuite dans l’aval du style orléanais de ce grand soliste, puis dans le bop de Parker, Monk et Gillespie, le hard bop flamboyant des Jazz Messengers d’Art Blakey et Horace Silver, enfin les dérives de Miles Davis, Sonny Rollins et Coltrane, alors que j’entrais en Hypo-Khâgne.
Levain d’amitié, quelques rencontres auront à jamais marqué ma vie intellectuelle — et, donc, ma vie tout court.
Mais il faudrait savoir s’exprimer « en sensibilité spéciale », comme l’écrit Ezra Pound à propos des Aventures spirituelles d’Arthur Symons, pour évoquer cette famille d’autant plus aimée qu’on la choisit soi-même dans le cours du temps où elle se fortifie.
D’abord Jean Andreau, avec qui je partageais, dès l’Hypo-Khâgne, le goût des langues anciennes et de l’histoire antique, ainsi qu’une prédilection pour Flaubert et ses sottisiers. Traître à la cause de la littérature, mais bientôt pardonné, il se trouve aujourd’hui enseigner l’histoire économique de la Rome impériale aux Hautes Études ; et m’instruit toujours quelque peu de la chose romaine.
Philippe Lacoue-Labarthe, ensuite, ayant suivi à Bordeaux son père devenu proviseur du Lycée Michel Montaigne : tandis que je découvrais Barthes, il m’apporte Genette, dont il venait d’apprécier les cours à l’Hypo-Khâgne du Mans. Notre amitié s’est forgée sur des amours communes : l’univers artistique américain : le jazz (Miles, Rollins, Monk, Coltrane), le cinéma (Welles, Mann, Ray, Fuller), le roman (Hemingway, Faulkner, Fitzgerald, Lowry, Durrell ; et les maîtres du policier « noir » : Hammett, Chandler, Williams). Mais aussi, outre Proust et Joyce, maintes lectures d’époque : Malraux, Robbe-Grillet, Beckett, Simon, Thomas Mann, Borges, Broch, Musil, Gombrowicz, Les Lettres Nouvelles, Blanchot, Char, les premiers recueils de Bonnefoy — jusqu’à ce projet commun d’un film sur Hölderlin à Bordeaux ; et puis notre éphémère revue Notes Critiques, fondée dans le sillage de Socialisme ou Barbarie, d’où vint la première rencontre avec Jean-François Lyotard, puis le contact avec le groupe situationniste
Plus tard, alors que je revenais du Prytanée de La Flèche et avant qu’il ne parte à Strasbourg, nous nous sommes retrouvés à Bordeaux, tous deux agrégés, lui de philosophie, moi de lettres classiques, ayant augmenté notre passion de quelques nouveaux textes : Debord, Deguy, Derrida, Deleuze, Foucault, Lyotard, Laporte, mais aussi Manchette ; et du goût de l’opéra... Cette amitié s’est enrichie, toujours, jusqu’à la récente disparition de ce dernier.
J’ai connu par lui, dès mon retour, Jean-Marie Pontévia, qui avait été son maître de philosophie à la Faculté de Bordeaux. Soit la vivacité profonde et accueillante d’une intelligence aiguë, chez un être pénétré de pensée esthétique, parfait connaisseur de peinture, et lecteur insatiable. Nous aimions le plus souvent les mêmes textes — littérature et sciences humaines — outre ceux qu’il me faisait connaître en philosophie ; pendant que je lui apportais quelque peu de musique européenne et beaucoup de jazz, sur fond d’affection commune pour l’opéra mozartien et italien. Je lui dois aussi d’avoir rencontré, pour une amitié qui perdure aujourd’hui, les deux grands peintres issus de Bordeaux : Alain Lestié et Jacques Bernar. Et je nous revois chez lui, tous deux, la nuit, causant ou travaillant — notamment sur Le bavard de Louis-René Des Forêts — dans la « gravitation silencieuse de tant de livres autour de ï ›nousï », selon la belle formule de Borges. Bien qu’il ait disparu prématurément depuis assez longtemps déjà, il m’arrive souvent encore, dans le silence du bleu nocturne, de discuter avec lui, égoïstement, de mon propre travail d’écriture.
L’ayant déjà beaucoup lu, j’ai rencontré Roland Barthes, lors d’une soutenance de thèse à Bordeaux III, en 1971 ; et il voulut bien m’honorer de son amitié, jusqu’à sa mort, par échanges épistolaires et téléphoniques, ainsi qu’entrevues régulières à Paris. Au-delà de ses livres, qu’il me fit dès lors envoyer, j’ai pu découvrir ce qu’était « un écrivain sans texte », selon sa propre expression, lorsqu’il me parlait de son goût pour le café et les cigares, de son jardin d’Urt, des mélodies françaises de Duparc à Fauré ou du lied allemand, tandis que nous comparions les mérites de Panzera, Patzak et Wunderlich, aussi bien que ceux d’Yves Nat et de Samson François. Je lui dois d’avoir entrepris véritablement d’écrire, puisqu’il encouragea mes premiers textes — notamment ceux qui traitaient du jazz, auquel, sur sa demande, j’avais commencé de l’ « initier ». Sa disparition, elle aussi prématurée, fut un autre profond deuil de mon existence.
Je devrais évoquer encore l’affectueuse générosité de Claude Duchet, qui me permit d’inscrire, enfin, une libre recherche sous sa direction ferme et patiente, et me fit adopter par le séminaire Flaubert ; tandis que je continuais à méditer l’œuvre de deux autres “maîtres” choisis par moi, — oui ! je crois aux maîtres — que j’avais rencontrés : Michel Deguy et Jacques Derrida. Je ne saurais dire ici ma dette vive envers tous les trois — et d’abord pour l’amitié dont ils m’ont fait don ; mais aussi la tristesse fichée en moi depuis la mort du dernier des trois.
Revenu, en 1966, du Prytanée Militaire de La Flèche (où j’avais passé l’agrégation en tant que soldat-professeur), parce que nommé assistant à la Faculté de Lettres de Bordeaux, je fus entraîné par Mai 68 à une marginalité certaine dans l’Université officielle, ainsi que réveillé d’une somnolence effectivement dogmatique.
D’où viendra l’importance prise par les cours universitaires dans ma vie intellectuelle : poussé à mettre en ceux-là le plus vif de celle-ci, j’ai bientôt compris qu’il est plus enrichissant d’enseigner ce que l’on ne sait pas et qu’ainsi l’on apprend pour ce faire. Aussi ai-je été conduit, entre autres, non seulement à devoir réfléchir avec rigueur sur la littérature, mais à en parler avec quelque passion (tout en évitant que pédagogie rime avec démagogie). Ce fut là ma première chance, si l’on en croit Stendhal qui écrivait à peu près : « Heureux celui pour qui le métier se confond avec la passion ».
La seconde aura été de pouvoir persévérer dans la marginalité, en la généralisant à travers d’autre occupations. Telles celles de :
— suivre le séminaire de Gérard Genette aux Hautes Études pendant presque deux ans, alors que j’étais auditeur libre de province, sur le motif proustien qui allait devenir « Le discours du récit » dans Figures III ;
— fréquenter les milieux parisiens du jazz, et, dès 1976, collaborer à la revue Jazz Magazine — véritable lieu de liberté —, en amateur plutôt qu’en critique spécialisé ou musicologue ;
— participer régulièrement, à partir de 1980, au Séminaire Flaubert de l’ITEM / CNRS, alors que je ne suis pas généticien ;
— vivre l’honneur, enfin, sur les instances de Jacques Derrida, de me présenter et d’être élu au Collège International de Philosophie de Paris (CIPh), alors que je ne suis pas philosophe de formation ni de métier ; et diriger à Bordeaux, comme émanation dudit collège, un séminaire régulier, intitulé « Art et représentation », de 1989 à 1995.
Soit, en fait, la chance de ne m’être jamais trouvé assigné à quelque place établie ou par trop officielle, et d’avoir pu parcourir divers espaces hétérogènes, propres à libérer le désir véritable (sur lequel j’ai appris, peu à peu et telles fois durement, à ne plus jamais céder — comme le recommandait “ notre père” Lacan). Déplacement, voire dérive — parfois même exil — que je sais être, maintenant, une véritable expérience (au sens étymologique), nécessaire à qui entend écrire selon le gré de la circonstance et de la commande impersonnelle, par-delà toute utilité immédiate ; même si l’on sacrifie à cette dernière, plus tard, dans la décision de publier, peut-être « par faiblesse » comme le pensait ou, du moins, le disait Valéry.
Je dois, maintenant, abandonner l’autobiographie, pour l’autographie. Et passer ainsi — en glissant vers le sens italien du terme — du portrait au retrait. Autrement dit, ici, malgré l’apparence, ces fragments de “je” et de “moi” que je viens d’ajointer en postulant qu’ils appartiennent au même sujet, désigneront moins une personne qu’une singularité désirante traversée de forces qu’elle ne commande pas.
Ainsi, involontairement, je me suis peu à peu transformé dans mon travail. D’une triple manière.
D’abord, en devenant, de jeune universitaire spécialisé dans Flaubert et sa suite, un lecteur épris du texte pluriel en général, dont la multiplicité ramifie la diachronie en synchronie. Au sens, barthésien, d’un tramé de codes, voix, langues et intertexte ; ainsi qu’à celui, derridien, d’une greffe en expansion selon un constant effet de supplémentarité. Au point que — rapprochement d’affection et non d’infatuation — je serais tenté de dire que “la déconstruction fut ma Béatrice”.
En évoluant, ensuite, de l’enseignant que je suis toujours vers l’écrivain que je cherche à être. Non seulement parce que la pratique endurante des deux précédents modèles ne peut que forcer à écrire tant soit peu — authentique contrainte —, mais aussi parce que, en ma façon d’être, j’y tendais moi-même, ayant découvert combien cette activité peut permettre, tel que l’a formulé Barthes, « un certain “détachement” appliqué [...] à la manie poisseuse de souffrir ».
En transformant, enfin, la quête du chercheur en errance de corsaire. Je tiens à cet emblème allégorique du corsaire, lequel — à l’opposé du pirate ne servant jamais que lui-même —, fidèle en sa « course » à une éthique et à un devoir, cherche à ramener tout le butin des lectures rencontrées au hasard de ses périples, vers l’objet-suzerain qui l’occupe momentanément — disons, ici : tel texte étudié —, pour le meilleur service de ce dernier. Non pas, donc, comme théoricien appliquant ou vérifiant sa ou ses théories ; ni, encore moins, penseur inventeur de pensées, figure, on le sait, fort rare ; mais simple et continuel écumeur, au long dis-cours, de livres et opus divers.
Ce pourquoi je me trouve aujourd’hui quelque peu cousu — non point d’or— mais de citations. À la façon, toutes proportions gardées, dont Barthes a pu écrire : « J’ai pilé, pressé ensemble les idées venues de ma culture, c’est-à-dire du discours des autres ». Mais aussi sur un mode qui m’est fondamentalement nécessaire : utilisant beaucoup de citations, j’espère éviter leur rhapsodie, car elle doivent composer, mieux qu’un ramas, la trame d’une “mise en texte” apte à recueillir ce qui m’a touché de telle œuvre ou livre. Ce n’est pas là maniérisme, mais la seule manière que j’ai de pouvoir soutenir l’impact de ce qui m’affecte : plus fort il est, plus enfouis étaient les textes qui remontent. Avec ces mots et phrases, dont la convocation demeure plus imprévue ou incontrôlée qu’il n’y paraît — regards et paroles du dehors en moi —, je vois comme à travers autant d’ocelles greffées ; car la pensée ne me provient que de ces clignements de l’intertexte. Façon de dire que, lors même que je parle, je n’existe, au fond, qu’entre guillemets.
S’il faut indiquer, pour terminer, la visée actuelle de mon travail, ce serait — mais comme un impossible à atteindre — celle d’une sorte de poétique générale, aujourd’hui à peine esquissée, englobant roman, poésie, théâtre, musique improvisée, voire peinture et « cinématographe » (au sens de Robert Bresson), selon la double perspective de l’échancrure ou de l’entame de la représentation par sa propre subversion, et de l’amuïssement ou de la ruine de grandes formes génériques, telles que le romanesque, le lyrisme musical et poétique, le narratif visuel, etc.
Je revendique alors, pour m’y employer, le statut de lecteur-écrivain, dont parmi les pratiques possibles, deux me paraissent alternativement désirables :
— d’un côté, l’examen micrologique de fragments de textes-limites, pour élucider et apprécier les événements de discours qui s’y produisent, jusque dans le « grainé fin » (Flaubert) du phrasé, les veinules du sens et le corps de la langue ;
— de l’autre, l’étude de vastes motifs, ou « thèmes-formes » (Genette) polysémiques, qui jouent, au long d’une œuvre, comme autant de forces d’une logique latente — par exemple, le “fantomatique” dans L’Éducation sentimentale, tel que je l’ai repéré, en une brève synopsis, dans l’essai de synthèse.
Soit une lecture évaluatrice autant que descriptive, faufilée entre la pure herméneutique et la seule analyse textuelle, dont la méthode, si le terme n’est pas usurpé, s’est progressivement composée dans l’après-coup de chaque étude. Avec un double impératif d’accomplissement : la sauvegarde constante d’une vigilance théorique en accord avec la pensée contemporaine ; et le souci du poli — j’oserai dire de la politesse — d’une écriture suffisamment ferme et suffisamment claire pour glorifier, dans sa mise en lumière (au sens de l’enargeia grecque), la puissance et la beauté de l’objet lu, vu, écouté.
Mais, il me faut tout de même ajouter que ce travail est loin de se passer toujours selon le rituel policé que je semble présenter ici. Car, dans son opération concrète, je suis souvent pris, et comme dérythmé, en une sorte de double contrainte ou double bind : entraîné par un emportement à passer outre, pour attaquer autre chose et oublier vite ce que j’écris, comme l’explique si bien Bernardin de Saint-Pierre cité par Edgar Poe : « Ce que je mets sur papier, je l’ôte de ma mémoire, et par conséquent je l’oublie » ; et, en même temps, retenu par la peur (et donc le différé) de l’achèvement, tels que les a décrits Nietzsche en d’autres termes : « Quel ennui ! C’est toujours la même histoire ! Quand on a fini de construire sa maison, on remarque qu’on a, sans s’en rendre compte, appris en la bâtissant une chose qu’il aurait absolument fallu savoir — avant de commencer. L’éternel et douloureux “trop tard !” — mélancolie de tout ce qui est achevé. » (Par-delà Bien et Mal, § 277).