Joachim Séné | extrait d’un texte en cours d’écriture

Je me souviens de toi. Tu joues au ballon dans l’ancienne cour de ferme —anciens clapiers, ancien poulailler, ancien pigeonnier, ancienne grange à paille, tous devenus ateliers, garage à vélos, local poubelles, garage à voitures—, carrée de briques rouges et tuiles rouge nuage, gouttières qui ont charrié combien de pluies et d’orages, liseré métal en ce décor rouge, le tout enserre une pelouse vert sombre qualité sport ombragée d’un vieux marronnier au tronc large comme une table de salon, un vieux tronc d’avant nous, ridé et calme, qui pousse ses branches au-dessus de la pelouse, au-dessus des toits des clapiers qui ont conservé leur nom, s’ils ont perdu leur fonction.

Vue de la cour, la maison a deux grands yeux tristes : fenêtres du salon et de la salle à manger de part et d’autre du nez de la porte d’entrée qui est un rectangle blanc aux carreaux gris translucides, mais de l’extérieur seule l’ombre de l’intérieur paraît. Elle a le front bas cette maison et ta chambre est dans son lobe pré-frontal, à l’étage, un velux essaie parfois d’aérer les vieux souvenirs.

À l’arrière du crâne, le grenier, poussière et noir et blanc, vieilles valises de cuir comme on en voyait déjà plus alors, ta mère garde tout depuis toujours et sa mère avant elle : photos de famille, vêtements d’enfants, pendentifs, une broche de cheveu et quelques souvenirs qu’on découvre au grenier sans qu’ils y soient physiquement rangés sous forme objet.

Tu as dix ans, par la fenêtre de la salle à manger je te vois regarder la cour de pelouse divisée par le chemin dallé. Au bout du chemin la grille de fer forgé est comme une deuxième fenêtre sur le bandeau gris de la rue où passent voitures, marcheurs, enfants qui jouent, tracteurs, chevaux et chiens et tu vois enfin les champs — disons qu’ils sont de blé, quand c’est le début de l’hiver et que de jeunes pousses vertes forment un duvet sur la terre froide, jusqu’à l’horizon bordé de platanes de la nationale 17 ; c’est la direction de l’est.

Devant la grille et devant les murs crépis de blanc, de l’autre côté de la rue, les deux champs de blé, de pommes de terre, de petits-pois. Jamais en jachère, bien qu’ils le furent, sans doute, il y a cent ans ou plus. En fait ces deux champs sont le plus souvent de cultures différentes et ne s’entendent guère : séparés par une haie géante de hauts peupliers, saules, chênes, pommiers, noisetiers, sureaux, ronciers, orties, cailloux pointus et ombres cachées sur l’étroit chemin de terre et de cahots à laquelle ils ne prêtent que l’attention distraite des spectateurs pour le spectacle non sollicité : premiers baisers, premiers ébats, premiers petits animaux torturés, premier feu de paille ; ici tous les enfants du village viennent se cacher pour découvrir, inventer, se confronter, grandir malgré tout.

La rue où tu vis est en cul-de-sac, il n’y a rien en sortant à gauche, qu’au bout le cimetière du village. Devant le cimetière la route s’essouffle en petits cailloux et en poussière grise, idéal pour les dérapages à vélo, tu arrives d’ailleurs là essoufflé après cinq cents mètres à fond la caisse. Mais le soir il te faut vite rentrer car nous connaissons, du village, les histoires de fantômes qui, faits de fumée blanche, sortent des tombeaux pour agripper tes roues de vélo, tes chevilles, et tirer le tout à eux et tout ce qui restera de toi alors sera la trace de tes mains essayant de se retenir au gravier des allées du cimetière.

Pour aller au cimetière, grand plateau, petit braquet, sur les cinq cents mètres bordés de haies sauvages, devinant au passage dans ces basses fourrées les animaux enragés qui grognent et menacent, les animaux prédateurs qui te courent après, leur souffle au rythme de ton pédalier, le vol continu des balles perdues des chasseurs, les fantômes des soldats morts.

Car tu le sais : le plat pays du Santerre est le sang de la terre, c’est là que tu vis. Et les briques des maisons sont de terre rouge. Et ces obus trouvés dans les champs. Et tous ces cadavres que tu sais sous le limon, nourrissant petits pois et patates, tous ces soldats morts à chaque guerre depuis mille ans, car chaque guerre se plait à jouer ici depuis sûrement plus de mille ans, les flèches du Moyen Âge et les obus du XXème siècle partageaient un goût pour ces horizons plats à faible densité de population.

L’ancienne briqueterie, au bord d’un bois. Ne reste qu’une cheminée et des briques en tas. Tu ramasses une brique, la tiens dans ta main et tu as l’impression de tenir le pays dans ta main et que ta maison soit faite de ça… de pouvoir lancer la brique et qu’elle casse… qu’il ne reste rien que la poussière de la cour et de la rue, la poussière soufflée depuis les champs par un vent horizontal et plat comme l’horizon, un vent qui peut, l’hiver, coucher la fumée des cheminées, faire disparaître la fumée et la cheminée, et la maison dessous, sous la bruine blanche, le brouillard, l’oubli ; que ça soit possible fait partie des raisons pour lesquels tu as voulu, soudain, partir pour la ville sans jamais y avoir mis les pieds car Lacour, à cinq kilomètres, n’est bien sûr pas une ville bien qu’elle compte plus de cinq mille habitants et un supermarché avec grand parking et station essence.

Une brique seule, tu as vu ce qu’une brique seule peut avoir de léger, de sec et cassant. Morceau de sucre rouge du Santerre, et l’Histoire enfermée dedans qui peut aussi casser, s’oublier, mais tout est dans la terre, tu le sais quand les pièces de monnaie, les obus, les balles remontent, bien des années plus tard.

Partir pour une ville, n’importe laquelle, c’est l’idée de Ville qui te guide. L’idée de Ville, celle de la télé, Los Angeles, San Francisco, les autoroutes et le désert, exactement ton autoroute vers l’ouest, à quelques kilomètres du village, qui traverse les champs poussiéreux l’été avec leurs ombres de moissonneuses et de peupliers qui se découpent sur l’horizon rouge, c’est cette autoroute de série télé que tu veux prendre, plus tard. Cette ville sous laquelle il n’y a pas de terre, rien que du bitume coulé sur des pavés, ceux d’une ville ancienne construite sur une terre si ancienne que sans guerre ni souvenirs, peut-être.

*

Le village. Deux routes se coupent en son centre, perpendiculairement, leur perspective vers les points cardinaux. Quatre rues, un centre. Plan de ton enfance.

L’est apporte le froid, le matin le soleil avec sa lumière blanche dépose le givre sur la pelouse et, l’hiver, la neige.

L’est amène ta famille car là-bas, qui borne l’horizon, il y a la nationale bordée de ses platanes et ils arrivent tous de là, en voiture.

L’est apporte la nuit, le noir teinte d’abord l’est.

Tout ça : évidences. Clichés qui font marcher le monde, mais que dire ? Tu vis dans ce monde-là et les clichés sont ton seul bagage de sens.

L’est apporte l’éveil lent et fondu qu’a le mouvement des branches d’arbres dans tes rêves végétaux.

L’est, est une frontière. Au-delà de la ligne de bitume bordée de platanes : rien. D’autres champs, tu sais d’autres villages. Mais une ville peut-elle se trouver à l’est ? Quelle ville de givre pourrait supporter le poids des hommes ?

L’est, d’abord la pelouse de la cour, verte, puis la rue, grise, et le champ, variable, et le givre, gris pâle, et la neige, blanche, et quoi plus loin, de plus en plus blanc, jusqu’à l’infini ?

L’ouest, vers où va l’autoroute, qui vient du sud, en un léger virage. Tu aurais pu, dans le cliché de ton esprit, marquer le contraire pour cette borne ouest : que l’autoroute vînt de l’ouest et fonçât vers la lumière du sud, tout enfin clair et chaleureux, mais, quand tu la regardes depuis ta chambre à l’étage, accoudé au velux et sur la pointe des pieds dernière marche d’un escabeau, la perspective donnée par l’orientation de la maison, la courbe de l’autoroute vers celle de l’horizon, est autre, c’est comme ça et la nuit il y a le halo des phares jaunes ou blancs qui sert de décor au long et continu défilé des phares rouges qui partent, ruée mécanique vers l’ouest, ruée au bout de laquelle tu ne sais voir qu’une ville : la nuit appelle encore plus que le jour.

L’ouest, le soir d’été quand le ciel sans nuage est un capot métallique bleu-orange au-dessus des champs récoltés du désert et que les voitures, les camions, dans un boucan d’urgence foncent vers l’horizon, le bruit de leur moteur mourant quelque part entre les champs, les arbres, le cuivre bleu du ciel ; ce crépuscule couleur d’un bord de ville, d’une ville toute proche, cachée juste derrière l’horizon, affamée, nourrie de tous ces véhicules aux yeux rouges.

L’ouest, le plat terreux, le ciel creux du soir aux reflets de chrome, le goût d’Arizona de tout ça, hérissé des peupliers grands cactus, et des diplodocus agricoles en sommeil.

Le sud brillant, trop de chaleur, autre cliché, autre fondation sans laquelle le sol de terre s’écroule, tenu là-haut par un soleil boule souvent caché par l’attente de la pluie. Tu aimes aller là-bas faire du vélo en bordure des champs et dans les champs de pommes de terre, récoltés, dont la terre est bien tassée par les roues de l’arracheuse, piste, glissade, autoroute de terre, seul à circuler dessus.

Le sud est cul-de-sac, l’autoroute coupe la campagne de son rouleau odorant, son vacarme noir de Styx, les ponts sont des bornes et puis tout est trop loin, éblouissant. Une ville là-bas ? Une ville de feu à éviter, peut-être.

Le sud est aussi la direction depuis laquelle ta famille revient, au jour le jour. La famille qui part au travail, au collège, faire les courses, c’est par la route du sud, qui saute par-dessus l’autoroute, qu’elle revient, le soir.

Le sud est le soir. Soir d’hiver on y cherche la chaleur, les dernières lueurs de la vie. Soir d’été on y cherche Vénus, première à éclairer la nuit. Soir de semaine on y cherche les phares du père qui rentre de l’usine, ceux du car scolaire avec la sœur. Soir de mercredi c’est toi qui revient, avec la mère, du supermarché. Soir de week-end parfois tu es resté avec un ami, un voisin.

Le sud des départs, l’été, grandes vacances, cette route plus court chemin vers le péage, direction plage, soleil ; cliché respecté, le monde se construit.

Mais avant tout cela, au temps de tes premiers tours de roue, depuis ta maison, celle la plus au nord du village, il y a, au sud de ta rue, la frontière avant le centre du village, stop à ne pas dépasser pour cause de rue principale dangereuse, il y a la première borne dont tu aies souvenir : le noyer de la maison du vieux Glaise, sur le trottoir de pelouse devant chez lui avec sous ses fenêtres hortensias et fougères.

Terre noire et stérile sous les branches basses et sombres du noyer, rien ne pousse que l’ombre sous cette borne vénéneuse, amer brou où tout pourri, et la menace de chute si ta roue sur les coques venait à se tordre, tu t’imagines tomber dans ce sol morbide t’enfoncer dans le poison poisseux, engrais mortel de cet arbre inquiétant. Ne pas dépasser le noyer.

Au sud de ta rue, au croisement des routes, il y a le centre du village. Perpendiculaire des deux rues qui font quatre routes, centre de gravité qui pose le village, le situe sur carte comme un repère, une organisation du monde, l’origine même du monde : un angle droit, un nombre de degrés d’une route par rapport à l’autre (quatre-vingt dix), un point central tracé à la règle et voilà le village qui existe, se tient dans la conception du monde. Une route principale est-ouest, ta rue nord, le sud ; voilà le village, voilà le monde. Tu regardes les cartes, et tu sais que ce croisement, reconnaissable sur toutes les cartes dont l’échelle est suffisante, est le centre géographique du village, son point de départ et son support au monde, fixé à la terre par ce point. Tu omets de signaler que ce centre est exact seulement si l’on retire le cimetière du plan.

Pas de maisons contre ce centre, quatre carrés de pelouse forment une place aérée, repoussent les cours des premières maisons sous quelques arbres épars dans cette clairière et, sur une de ces pelouses, le parvis de l’église, bâtiment de briques et d’ardoises, reconstruction d’après guerre et sur la pelouse d’en face, autre côté de la rue principale, une butte triangulaire, visuellement mont de Vénus rarement tondu et toujours hérissé d’un crucifix métallique et de six platanes où des ébats publics et mal dissimulés restent dans les mémoires – avant la pelouse et les sages platanes c’était fouillis de ronces, fougères, sureaux, pieds de groseilles et de framboises, un noisetier rasant et des herbes hautes, et avant cela encore, quand le lieu était entretenu, qu’un curé passait plus d’une fois par mois puisqu’il vivait au village : qui s’en souvient ?

Tu connais l’histoire, tu connais les protagonistes et les enfants bâtards qui furent conçus là, portant tout le temps de leur enfance ici l’injure sur leur front. Pour eux, plus tard, une politesse, avec les années, prit le dessus, une autre histoire du calvaire, remplaçant la leur, mais cela prit des décennies : l’histoire du corbeau abandonné qui, lâché d’on ne sait quel nid, avait claudiqué jusque là, élu résidence en ces ronciers, y caquetant ainsi que les poules de la ferme du maire, qui alors vivaient dans leur basse-cour mais aussi sur la route et chez les voisins proches, et qui l’avaient, disait-on, recueilli et élevé, et dès lors la question fut de savoir s’il s’accouplait avec des poules ou des corbeaux et d’en rire et de pas en vouloir à ce corbeau et même de le trouver fort d’avoir vécu ainsi, apprenant le langage des poules tout en restant corbeau.

Tu sais les relations entre les gens, ce qu’il faut dire ou ne pas dire devant telle ou telle personne. Le vieux Glaise, quand il brûle des branches dans son jardin, avec sa fourche et qu’il reste devant le tas fumant, les yeux dans le vague, piqués de fumée, tu sais qu’il ne faut pas lui parler de loirs ni de musaraignes. Et sans doute pas de fumée non plus.

Tu sais que le vieux Glaise a la mémoire non pas avec lui, mais en lui. Il est gros, mais personne ne l’appelle le gros Glaise, personne n’oserait, après ce qu’il a connu, l’appeler autrement que le vieux Glaise, ou le Glaise.

Tout ce qu’il a dans les plis du cou, la peau du crâne, qu’il a épaisse et chauve, tout ce qu’il a dans le ventre qui déborde ses hanches et même ses fesses, une bouée de souvenirs debout sur pattes larges, le vieux Glaise, des souvenirs qui restent là dans sa peau et, sous la graisse de ses bras, sûr qu’il y a des muscles anciens bien fatigués.

8 juillet 2011
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