L’Ami Butler

Parution du premier roman de Jérôme Lafargue aux éditions Quidam.


Jérôme Lafargue a inscrit en exergue à L’Ami Butler (éd. Quidam) cet extrait, on ne peut plus explicite, d’Élisa de Jacques Chauviré :

"Dans mes éveils, assez souvent, mon esprit navigue entre mémoire et imaginaire.
Ils se rencontrent et se confondent parfois.
Ce sont mes meilleurs moments."

Un choix qui devient, en lecture, d’autant plus pertinent que nous entrons ici, très vite et de plein pied, dans des territoires d’écriture où présent et réalité s’éclipsent pour laisser place au passé et à l’imaginaire.

L’histoire débute ainsi : un homme est appelé sur les lieux de la disparition de son frère jumeau. Celui-ci, écrivain reconnu, a décidé de cesser de bâtir des romans en kit pour, vivant désormais isolé dans une ville étrange au chevet de sa femme condamnée, inventer des biographies d’écrivains imaginaires.
Naissent et vivent donc sous sa plume des auteurs séduisants, au parcours la plupart du temps tragique et bref. Ils s’appellent Maria Sombrano, Malcolm Dunbarne, Georges Gourdeleyre ou Ricardo Rekarke. Ils viennent de différents pays. Ont côtoyé nombre d’écrivains plus ou moins célèbres et se trouvent, au hasard de leur biographie, des points d’ancrage dans l’histoire littéraire de leur époque.

Jérôme Lafargue (avec malice, distance et, on le sent, une belle jubilation) excelle dans cet exercice si particulier. Ces portraits écrits par le disparu du livre, fondateur, président et membre unique du FACTICE ("Front autonome qui cherche et trouve d’imaginaires et curieux écrivains") semblent plus vrais que nature et auraient tous pu, à des degrés divers, trouver place dans Les fous littéraires d’André Blavier à qui on ne peut pas ne pas songer.

Reste l’énigme, le coeur, le centre du texte. L’inventeur volatilisé ou, peut-être envolé (avec la bulle qu’il a lui-même confectionnée), subtilisé, piégé, embarqué par l’un de ses personnages dans un périple incertain. C’est en tout cas ce que semble révéler son journal. Des extraits indiquent en effet qu’un certain Butler, écrivain lui aussi imaginé, a un soir frappé à la porte de celui qui l’avait conçu de toute pièce !
Ce soir-là, l’Ami Butler, Owen W. Butler en chair et en os, de retour des États-Unis où il vivait à la fin du dix-neuvième siècle, venait tout simplement humer l’air d’un certain automne 2006 en rendant visite à son créateur.

« L’individu portait une redingote noire au col recourbé qui cachait mal une bedaine importante. Je n’ai eu d’autre réflexe que celui de refermer violemment ma porte lorsque l’homme grand et corpulent m’a annoncé d’une voix rocailleuse, dans un français très clair, "Bonsoir, cher ami. Je suis Owen Butler. J’ai fait un long voyage pour vous voir." J’ai tiré le verrou intérieur, tremblant de tous mes membres. J’ai entendu sur ces entrefaites un rire énorme, imaginant sans peine les multitudes de postillons qui devaient à présent consteller le plastron de l’inconnu et mon heurtoir. »

Alternant les parcours fictifs, les fragments du journal abandonné par l’absent et les recherches du jumeau confronté à une réalité aussi mystérieuse qu’inquiétante, le livre, évoluant sur ces trois registres, nous entraîne dans un voyage hors du temps où la littérature et ses nombreuses références s’avèrent omniprésentes. Tout se termine dans un éclat de rire. L’architecture d’ensemble (mine de rien assez linéaire), l’habileté et l’écriture vive de Jérôme Lafargue (jusqu’en ses clins d’oeil au fantastique) séduisent d’un bout à l’autre. Un premier roman efficace, judicieusement traversé par de multiples histoires de double en cavale ou en quête de l’autre.

27 août 2007
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