L’Eau et les Rêves, Bachelard, 3


 "Ô mort, vieux capitaine, il est temps ! Levons l’ancre !" [1] Le tronc d’arbre (Todtenbaum) utilisé, en l’ayant creusé à la hache, de cercueil flottant pour les morts. En plaçant le mort dans le sein de l’arbre, en confiant l’arbre au sein des eaux, on se place résolument dans "la plus maternelle des morts". Les derviches noyeurs du Gange.

 Les enfants "faméliques" qu’on portait ainsi à la mer ou au fleuve. Et du coup, ceux qui en réchappent, les rescapés, sont dotés de puissances magiques : ils ont su traverser la mort puisqu’ils sont revenus : Moïse.

 Le complexe de Caron (toute eau est un Styx, toute eau fait passage) qu’on retrouve d’une manière ou d’une autre dans toutes les mythologies. Mais aussi les navires fantômes, les navires-enfers, le Hollandais volant... La sagesse populaire conseille aux navigateurs de ne pas monter sur un bateau inconnu... On imagine même parfois que l’eau a nourri le bateau revenu : "Ces bateaux ont grandi, si bien qu’un petit caboteur est au bout de quelques années de la taille d’une forte goélette (...) Il y a une mer où le navire lui-même grossit comme le corps vivant d’un marin." [2]

 La figure du passeur est toujours peu ou prou attachée à Caron. Il a beau ne traverser qu’une simple rivière, il porte un symbole d’un au-delà, est gardien d’un mystère. (...) La barque chargée d’âmes est toujours sur le point de sombrer. Etrange idée, où la mort risquerait... de mourir ! (...) La barque de Caron va toujours aux enfers. Il n’y a pas de nautonier du bonheur.

 Le tragique appel des eaux : l’eau qui est la patrie des nymphes vivantes est aussi la patrie des nymphes mortes. Elle est la vraie matière de la mort bien féminine. Hamlet est prophétique quand il dit : "Voici la belle Ophélie ! Nymphe, en tes oraisons, souviens-toi de tous mes péchés !" [3] Ophélie symbole de la femme en pleurs, jusqu’à en mourir, beauté à jamais intacte, flottant avec ses fleurs, la chevelure étalée sur l’onde, dénouée par les flots. On imagine, de même, toujours les ondines et les sirènes avec des cheveux longs : analogie chevelure-ruisseau. A la suite d’Ophélie, la princesse Maleine ("Ô ! Comme ils crient, les roseaux de ma chambre !" [4]), Virginia Woolf...

 La noyade d’Ophélie, c’est aussi l’union de la lumière (du ciel) et des eaux : la Lune happée par l’onde, les bougies flottantes, le monde étoilé qui part à la dérive, lumière inconsolée... Pour certains rêveurs, l’eau est le cosmos de la mort. Pour Paracelse, la Lune imprègne l’eau qu’elle touche d’une influence délétère. On ne se guérit jamais d’avoir rêvé la nuit près d’une eau dormante.

 L’eau est aussi l’élément mélancolisant par excellence car il est l’élément dissolvant : elle dissout plus parfaitement encore que le feu ou l’air. Elle nous aide à mourir totalement. Elle est un néant substantiel.

29 août 2010
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[1Les Fleurs du Mal, C. Baudelaire

[2Histoires extraordinaires, E. Poe

[3Hamlet, W. Shakespeare

[4Maeterlinck